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Juridique
Vote d’un administrateur commun dans un groupe de sociétés : la primauté de l’intérêt d’une filiale sur sa loyauté à l’égard de la mère
Aurélie Denonnin, Justine Pfeiffer
Si l'administrateur d'une société exerce en principe librement son droit de vote dans l'intérêt de la société, le devoir de loyauté auquel il est tenu à l'égard de la société mère l'oblige, lorsqu'une décision est votée par le conseil d'administration de cette dernière, à voter dans le même sens au sein du conseil d'administration de la filiale, sauf lorsque cette décision est contraire à l'intérêt social de cette filiale.
L'arrêt du 22 mai 2019[1] traite de la spécificité du vote d'un administrateur commun exerçant ses fonctions à la fois dans une société mère et dans sa filiale. Si le devoir de loyauté de l'administrateur commun à l'égard de la société mère trouve ici sa première consécration jurisprudentielle, l'arrêt du 22 mai 2019 vient l'assortir d'une limite tenant au respect de l'intérêt social de la filiale dans laquelle le vote s'exprime. L'articulation entre les grands principes du droit des sociétés que sont la liberté de vote de l'administrateur, le devoir de loyauté et l'intérêt social dans le contexte d'un groupe de sociétés en fait incontestablement une décision riche d'enseignements.
Au cas d'espèce, la société mère qui contrôlait trois filiales avait décidé à la majorité de son conseil d'administration que Messieurs Y et B se porteraient respectivement candidats à la présidence ou à la direction générale des filiales. Lors des conseils d'administration des filiales, les consorts O, administrateurs au sein du conseil d'administration de la société mère et des filiales, se sont opposés à la nomination de Messieurs Y et B aux organes de direction des filiales et ont été désignés à leur place. La société mère a alors assigné les consorts O en paiement de dommages-intérêts pour manquement à leur devoir de loyauté en leur qualité d'administrateurs de la société mère.
La cour d'appel avait jugé que les consorts O avaient manqué à leur devoir de loyauté à l'égard de la société mère en ce qu'ils n'avaient pas respecté les décisions du conseil d'administration prises régulièrement et non entachées d'abus de droit. La Haute Cour casse et annule l'arrêt au visa des articles L.227-8 et L. 225-251 du code de commerce et affirme « qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si la décision prise par le conseil d'administration de la société [Safa] (mère) n'était pas contraire à l'intérêt social de ses filiales, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ».
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La consécration d'un devoir de loyauté de l'administrateur commun à l'égard de la société mère
L'arrêt commenté s'inscrit dans le prolongement d'une jurisprudence constante qui a reconnu et consolidé l'existence d'un devoir de loyauté s'imposant aux dirigeants de sociétés dans des contextes particuliers : l'obligation d'informer les associés de l'existence de négociations pouvant avoir une incidence sur leur consentement à une cession de droits sociaux[2] ou encore l'interdiction pour un dirigeant d'une société d'effectuer tout acte de concurrence à l'égard de cette dernière[3].
Après avoir rappelé le principe du libre exercice du droit de vote de l'administrateur, la Cour de cassation poursuit dans cet arrêt la définition des contours du devoir de loyauté en étendant le champ de ce dernier à l'administrateur commun de sociétés : lorsqu'un administrateur exerce ses fonctions dans une société mère et dans une de ses filiales, il est contraint de voter dans le sens des décisions du conseil d'administration de la mère et ce malgré sa liberté de vote.
Classiquement, la société mère d'un groupe de sociétés contrôle les assemblées de ses filiales et peut y faire désigner des administrateurs ou d'autres mandataires sociaux (en fonction de la forme sociale et de la gouvernance adoptée par ses filiales). Au cas d'espèce, les filiales en question étaient des SAS avec chacune un conseil d'administration mais seul cet organe était compétent pour désigner les mandataires sociaux exécutifs. Or, par cet arrêt, la Cour de cassation prend en considération la réalité représentée par le groupe : comme le précise un auteur, l'administrateur commun fait office de « courroie de transmission »[4] et représente un moyen d'assurer l'efficacité du dispositif de direction du groupe.
La décision ayant été rendue sur le fondement des articles L.225-251 et L.227-8 du code de commerce, la solution pourrait valoir pour tout mandataire social appartenant aux organes collégiaux d'une société mère et d'une filiale, sans tenir compte de l'origine légale ou statutaire dudit organe[5].
La primauté de l'intérêt social de la filiale
La limite du devoir de loyauté posée à la liberté de vote de l'administrateur connaît néanmoins elle-même une atténuation : l'intérêt social de la filiale. Ainsi, l'administrateur recouvre une liberté d'exercice de son droit de vote lorsque la décision de la société mère est contraire à l'intérêt social de la fille. Il appartiendra dès lors à l'administrateur de faire usage de son « droit de désobéir » et de démontrer qu'un vote semblable au vote de la société mère aurait été contraire à l'intérêt de la fille.
Dans l'arrêt commenté, les deux administrateurs argumentaient en effet qu'un vote dans le sens de la décision prise par le conseil d'administration de la société mère aurait provoqué une situation de blocage, privant la filiale de toute direction. L'appréciation de la contrariété à l'intérêt social de la filiale reviendra maintenant à la cour d'appel de renvoi.
La détermination de l'intérêt de la filiale pourrait, au-delà des modifications[6] introduites par la loi PACTE[7], ne pas être chose aisée. Comme un auteur l'affirme[8], l'intérêt de la filiale est en effet « affecté par sa situation de société contrôlée ». Est-ce à dire qu'il faudrait nécessairement prendre en considération l'intérêt du groupe dans l'appréciation de l'intérêt de la filiale ? En l'absence de reconnaissance juridique de l'intérêt de groupe, il semble difficile de l'affirmer. Au cas d'espèce, si la Cour de cassation adopte une solution pragmatique puisqu'elle prend en compte la réalité de l'ensemble constitué par le groupe, elle pose toutefois une limite en faisant justement prévaloir l'intérêt propre de la filiale indépendamment de celui du groupe.
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Si l'arrêt commenté et largement diffusé marque la consécration d'un devoir de loyauté nouveau pour l'administrateur commun dans un contexte intra-groupe, la décision peut susciter un certain nombre de questions. L'arrêt de la cour d'appel de renvoi viendra peut-être nous éclairer !
[1] Cass. com., 22 mai 2019, n°17-13.565.
[2] Cass. Com., 27 février 1996, n°94-11.241 (Arrêt Vilgrain)
[3] Cass. Com. 24 février 1998, n°96-12.638
[4] Recueil Dalloz 2019 p.1316, « Le vote contraint de l'administrateur d'une société et de sa filiale », D. Schmidt
[5] BRDA 12/19, « Un administrateur commun à une mère et à sa filiale ne peut pas voter librement au sein de la filiale »
[6] C.Civ., Art. 1833 modifié
[7] Loi n°2019-426 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises
[8] Recueil Dalloz 2019 p.1316, « Le vote contraint de l'administrateur d'une société et de sa filiale », D. Schmidt