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Restriction au port de signes religieux du salarié : la Cour de cassation consolide son édifice jurisprudentiel
Guillaume Talneau
Par un arrêt du 8 juillet 2020[1], la Cour de cassation confirme sa méthodologie, à deux niveaux, pour apprécier si l'employeur est fondé à restreindre l'expression religieuse de son salarié dans le cadre de la relation de travail. En l'absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur, une telle restriction ne saurait être justifiée qu'en cas « d'exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d'exercice de l'activité professionnelle ». Cette solution s'inscrit dans le sillage de la jurisprudence de la CJUE.
Le débat relatif au port de signes religieux dans le cadre de la relation de travail et aux restrictions que l'employeur peut y apporter a connu de nombreux soubresauts juridiques mais également politiques et médiatiques ces dernières années. Un « signe religieux » vise tout élément pouvant être affiché par un salarié pour exprimer une identité spirituelle qu'il s'agisse d'une tenue vestimentaire (foulard, kippa, turban…) ou d'autres accessoires (croix, main de fatma, étoile de David). L'enjeu peut être différent pour les « pratiques religieuses » qui renvoient, de façon distincte, à autant d'évènements susceptibles d'interférer dans la vie de l'entreprise pour un motif confessionnel (prières, congés, jeûnes…).
Après une période d'incertitude au cours de la précédente décennie quant à la possibilité de limiter le port de signes religieux du salarié (cf. affaire Baby Loup[2]), source d'insécurité pour certaines entreprises, il semble que l'édifice juridique se soit désormais consolidé depuis la loi « Travail » du 8 août 2016. Celle-ci a instauré un mécanisme particulier, dit de la clause de neutralité[3], pouvant, sous conditions, être insérée dans le règlement intérieur de l'entreprise.
Dans son arrêt de principe « Micropole » de 2017[4], rendu sur question préjudicielle posée à la CJUE[5] à propos d'une salariée licenciée pour avoir refusé d'ôter son foulard islamique lorsqu'elle intervenait au sein d'entreprises clientes, la Cour de cassation a consacré l'importance juridique de cette clause, y compris à propos de faits intervenus antérieurement à la promulgation de cette loi.
Dans cette même décision, la Haute juridiction s'est fondée sur les principes dégagés par la CJUE pour dégager une méthodologie d'analyse, à deux niveaux :
(i) En présence d'une clause de neutralité contenue dans le règlement intérieur, ou dans une note de service ayant la même valeur, le juge doit d'abord examiner si celle-ci est valable et ne contient pas de dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par « la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». L'obligation de neutralité peut être justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l'employeur, dans ses relations avec ses clients, d'une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse. Si l'employeur procède au licenciement du salarié qui refuserait de se conformer à cette clause jugée valable, le risque de discrimination indirecte n'est pas définitivement écarté. En effet, le juge doit vérifier, face à un tel refus, s'il eût été possible à l'employeur de proposer au salarié un reclassement sur un poste de travail n'impliquant pas de contact visuel avec les clients plutôt que de procéder à son licenciement, ceci « tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l'entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire » ;
(ii) En l'absence de clause de neutralité contenue dans le règlement intérieur, la restriction au port de signes religieux, mais également politiques et philosophiques, peut être constitutive d'une discriminatoire directe. Le juge doit néanmoins vérifier si celle-ci ne pourrait pas être justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l'article 4, § 1 de la directive du 27 novembre 2000[6]. Par exemple, dans l'affaire de 2017, la Cour de cassation avait jugé que la volonté de l'employeur de tenir compte des souhaits d'un client de ne plus voir les services assurés par une salariée portant un foulard islamique, qui résultait seulement d'un ordre oral et visait un signe religieux déterminé, ne répondait pas à une telle exigence.
La Cour de cassation a repris cette méthodologie dans l'affaire du 8 juillet 2020 s'agissant toujours de faits antérieurs à la loi Travail. Ce faisant, elle précise son deuxième niveau d'analyse.
En l'espèce, un salarié avait été embauché en novembre 2011 en qualité de consultant sûreté d'une société assurant des prestations de sécurité et de défense pour des gouvernements, des ONG internationales et des entreprises privées. Il avait été licencié pour faute grave en août 2013. L'employeur lui reprochait le port d'une barbe « taillée d'une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politique ».
En novembre 2013, le salarié avait saisi la juridiction prud'homale de demandes tendant à la nullité de son licenciement, qu'il considérait discriminatoire, à sa réintégration et au paiement de diverses indemnités. En septembre 2018, la Cour d'appel de Versailles avait prononcé la nullité du licenciement et avait ordonné la réintégration du salarié dans le délai de trente jours suivant la notification de l'arrêt, outre le paiement de certaines sommes à titre de provision à valoir sur son préjudice et le salaire correspondant à la mise à pied conservatoire.
La société s'était pourvue en cassation mettant notamment en exergue que « compte tenu du contexte de la mission assignée au salarié, de sa nature, du pays de destination des missions, la restriction relative à l'apparence de la barbe portée par le salarié, afin qu'elle reflète une neutralité, est justifiée par la nature de la tâche à accomplir, proportionnée au but poursuivi, ladite restriction répondant à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, l'objectif de la restriction étant légitime ».
Au soutien de son argumentation, la société avait versé au débat le témoignage d'un ancien consultant en sécurité selon lequel les militaires avec lesquels travaillaient les salariés étaient « particulièrement inquiets et sur leur garde ». Selon ce témoin, « un comportement ou une apparence inappropriée s'apparentant à celles de groupes terroristes » aurait pu mettre les salariés en danger. La société avait également souligné que les faits étaient antérieurs à la loi Travail. Dès lors, selon elle, « la légitimité d'une restriction apportée à la liberté religieuse d'un salarié (…) n'était pas subordonnée à l'existence d'une note de service ou d'un règlement intérieur ».
La Cour de cassation a néanmoins rejeté le pourvoi de la société en reprenant les règles précitées.
En premier lieu, la Cour de cassation a relevé l'absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur ou dans une note de service, de sorte que la restriction imposée au salarié caractérisait une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié. Aucune dérogation n'a été retenue s'agissant de faits antérieurs à la loi Travail.
En second lieu, la Cour de cassation a dû logiquement examiner si une exigence professionnelle et déterminante, résultant de la nature de l'activité professionnelle ou des conditions de son exercice, était susceptible en l'espèce de justifier le licenciement pour faute prononcée par l'employeur. L'apport de cet arrêt réside dans le fait que la Cour de cassation s'est fondée sur la jurisprudence de la CJUE pour étayer ce second critère.
En effet, reprenant le principe dégagé dans l'arrêt Micropole, la Cour de cassation a précisé que cette notion renvoie à une « exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d'exercice de l'activité professionnelle en cause, sans qu'elle puisse couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l'employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. »
A cet égard, la Cour admet qu'un « objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l'entreprise » puisse justifier, en application de ces mêmes dispositions, des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives. Auquel cas, un employeur peut imposer aux salariés une apparence neutre lorsque « celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif, ce qu'il lui appartient de démontrer ». On pourrait, par exemple, considérer que cette exception vise le salarié dont le signe religieux distinctif ferait, sans conteste, courir un risque à lui-même, à ses collègues ou aux clients de l'entreprise en raison d'un contexte religieux et/ou géopolitique troublé (ex. un salarié qui, lors d'un déplacement professionnel au sein d'un pays qui ne connait pas la tolérance religieuse, porterait un signe renvoyant à une minorité religieuse persécutée). Cependant, en l'espèce, l'employeur n'est pas parvenu à caractériser cet objectif, les motifs invoqués par lui étant entachés de subjectivité. Ce dernier ne précisait ni la justification objective de son appréciation, portant sur la façon dont le salarié portait sa barbe comme une provocation politique et religieuse, ni la façon de tailler la barbe qui aurait été admissible au regard des impératifs de sécurité avancés. Les demandes d'un client relatives au port d'une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes répondre à cette exigence. Les juges du second degré ont donc pu considérer que le licenciement du salarié était nul en ce qu'il reposait, au moins pour partie, sur un motif discriminatoire.
Une telle solution ne peut qu'inciter les entreprises désireuses de restreindre le port de signes religieux dans le cadre de la relation de travail d'insérer une clause de neutralité dans leur règlement intérieur en prenant garde de soigner sa rédaction afin que ressortent les considérations les plus objectives. A défaut, la restriction imposée au salarié débouchera sur un contentieux dont l'issue, incertaine, n'est pas sans risque financier et réputationnel.
[1] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-23.743 FS-PBRI.
[2] Cass. soc 25 juin 2014, n° 13-28.369.
[3] Article L. 1321-2-1 du code du travail : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
[4] Cass. soc., 22 novembre 2017, n° 13-19.855, Bull. 2017, V, n° 200.
[5] CJUE, 14 mars 2017, C-188/15, Micropole Univers.
[6] Directive du 27 novembre 2000, n°2000/78 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail