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L’insécurisation des conventions individuelles de forfait en jours conclues sur le fondement d’accords collectifs antérieurs à la loi « Travail »
Sophie Muyard - Audrey Casanova
Dans un arrêt du 16 octobre 2019[1], accueilli avec toute l'inquiétude que rappellent les heures sombres du forfait-jours, la Cour de cassation se prononce à nouveau sur le sort des conventions individuelles de forfait en jours.
Le forfait-jours : un mécanisme de dérogation à la législation sur la durée du travail
Corollaire de la réduction du temps de travail, les conventions de forfaits sont un mécanisme permettant de forfaitiser le temps de travail et d'échapper ainsi, en grande partie, à la législation relative à la durée du travail et notamment, aux dispositions portant sur la durée légale hebdomadaire de 35 heures.
Outil de flexibilisation, la convention individuelle de forfait, étant susceptible de présenter un risque pour la santé et la sécurité des salariés compte tenu du cadre dérogatoire dans lequel elle s'inscrit, doit être conclue sur le fondement d'un accord collectif[2].
Dans un arrêt crucial du 29 juin 2011, la Cour de cassation a considéré que les partenaires sociaux devaient concilier le mécanisme du forfait avec la protection de la santé et de la sécurité des salariés, tout en maintenant un contrôle du dispositif par le juge. Elle y consacre le principe selon lequel les stipulations de l'accord collectif permettant la conclusion de conventions de forfait doivent assurer « la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires »[3].
Depuis, nombreux sont les accords collectifs invalidés par les juges. L'insuffisance des garanties conventionnelles entraîne la nullité de la convention individuelle de forfait en jours[4], avec pour conséquence une application rétroactive de toute la législation relative à la durée du travail à laquelle elle avait pour but d'échapper[5].
Le coût pour l'employeur peut dès lors s'avérer très élevé.
L'affaire ayant donné lieu à la décision du 16 octobre 2019 est une nouvelle illustration de cette problématique.
Le forfait-jours : un mécanisme nécessitant d'être sécurisé
Une convention individuelle de forfaits en jours a été conclue en 2011 par un cadre avec son employeur sous l'égide de l'avenant du 13 juillet 2004 à la convention collective nationale des hôtels, cafés, restaurants du 30 avril 1997.
La conformité dudit avenant étant contestée devant la Cour de cassation dans le cadre d'un autre litige sur les forfaits en jours (lequel avait finalement été invalidé par une décision de la Cour cassation du 7 juillet 2015[6]), les partenaires sociaux de la branche avaient conclu, le 16 décembre 2014, un avenant de révision, entré en vigueur le 1er avril 2016[7].
Cet avenant prévoyait que ses stipulations se substituaient à celles relatives aux forfait-jours de l'avenant du 13 juillet 2004. L'employeur invoquait l'opposabilité à son salarié du nouvel avenant et en déduisait la validité de la convention de forfait en jours conclue avec le salarié. Pour la Cour d'appel de Paris, dès lors qu'elle avait été conclue sur le fondement d'un accord invalidé, la convention individuelle de forfait en jours du salarié devait nécessairement être annulée[8], et ne pouvait avoir pour fondement l'accord révisé à effet postérieur du 1er avril 2016. Il appartenait, en conséquence à l'employeur de soumettre au salarié une nouvelle convention individuelle de forfait en jours conforme au nouveau cadre conventionnel.
La Cour de cassation approuve ce raisonnement dans sa décision rendue le 16 octobre 2019 et retient que, « à défaut d'avoir soumis au salarié une nouvelle convention de forfait en jours après le 1er avril 2016 », l'employeur ne pouvait se prévaloir des dispositions de l'avenant de révision.
Une telle solution surprend. Elle semble en contradiction avec l'objectif de sécurisation poursuivi par la loi du 8 août 2016, dite Loi « Travail ».
La sécurisation des conventions de forfait par la Loi « Travail »…
Pour mémoire, afin de sécuriser le mécanisme de forfaitisation du temps de travail, la Loi « Travail » a adopté des dispositions encadrant davantage le régime juridique des conventions de forfaits.
Elle a dressé l'inventaire des clauses obligatoires que doivent contenir les accords collectifs pour garantir une charge de travail raisonnable[9].
Ces clauses visent le renforcement du suivi de la charge de travail du salarié. Ainsi, les accords collectifs doivent-ils déterminer les modalités selon lesquelles l'employeur assure l'évaluation et le suivi régulier de la charge du travail du salarié. L'employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, son articulation avec sa vie personnelle sa rémunération et l'organisation de son travail et enfin, sur l'exercice du droit du salarié à la déconnexion.
Elle met par ailleurs en place un système de « béquille » en permettant à l'employeur de suppléer à la carence des partenaires sociaux dans la conclusion d'un accord conforme, en respectant les obligations définies à l'article L. 3121-65 du code du travail[10].
La Loi « Travail » introduit, en outre, deux mécanismes de « sauvetage » des conventions de forfaits conclues antérieurement à son entrée en vigueur, sur le fondement d'accords collectifs défaillants[11].
D'une part, la convention de forfait « peut être poursuivie » si l'employeur pallie la carence de l'accord collectif lorsqu'elle porte sur l'absence des stipulations prévues au II de l'article L. 3121-64 (visant au renforcement du suivi de la charge de travail). Pour ce faire, il doit respecter les obligations prévues à l'article L. 3121-65 du code du travail.
D'autre part, la convention de forfait « se poursuit sans qu'il y ait lieu de requérir l'accord du salarié » lorsque qu'un accord collectif conclu antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi « Travail » est révisé afin d'être mis en conformité avec les dispositions de l'article L. 3121-64 dans sa rédaction issue de la loi « Travail ».
…est inopérante pour les accords révisés avant l'entrée en vigueur de la loi
Dans l'affaire ayant donné lieu à la décision commentée, on aurait pu penser que ce second mécanisme de sauvetage permette de poursuivre la convention individuelle de forfait en jours dès lors que l'accord collectif défaillant sur lequel elle se fondait avait été révisé pour répondre aux exigences de protection de la santé et de la sécurité des salariés posées par la jurisprudence.
Ce n'est toutefois pas l'interprétation retenue par la Haute juridiction. L'avenant de révision de 2014 invoqué par l'employeur n'est d'ailleurs pas soumis à l'examen des juges du fond afin de vérifier s'il comporte des garanties suffisantes.
Dans la note explicative de la décision, la Cour de cassation indique que l'affaire portée devant elle n'entrait pas dans le champ d'application de la Loi « Travail ».
Plus précisément, elle rappelle que l'article 12 de la Loi « Travail » met en place un mécanisme permettant la poursuite de la convention individuelle de forfait annuel, sans qu'il y ait lieu de requérir l'accord du salarié, lorsque l'accord collectif sous l'égide duquel elle a été conclue est révisé pour être mis en conformité « avec l'article L. 3121-64 du code du travail, dans sa rédaction résultant de la [loi « Travail »], ce qui implique que les conventions ou accords collectifs de révision soient conclus postérieurement à celle-ci ».
Ce mécanisme issu de l'article 12 de la Loi Travail ne peut s'appliquer à un avenant conclu antérieurement. Il en ressort que l'avenant de révision conclu avant l'entrée en vigueur de la Loi « Travail » ne s'est pas automatiquement appliqué à la convention individuelle de forfait pour la régulariser.
La Haute juridiction fait ainsi prévaloir une interprétation littérale du texte et règle de manière classique un conflit de loi dans le temps.
Les anciennes conventions de forfait ne sont pas pour autant toutes condamnées
Parmi les enseignements à tirer de la décision commentée, on recommandera la plus grande prudence aux entreprises qui appliquent des conventions de forfait en jours conclues sous l'égide d'accords collectifs antérieurs à la Loi « Travail ».
Plusieurs cas de figure peuvent être identifiés.
Les conventions individuelles de forfait en jours peuvent se poursuivre lorsqu'elles se fondent sur des accords collectifs conclus avant la loi Travail comportant des garanties suffisantes pour protéger la santé et la sécurité des salariés. A cet égard, on se souvient que la Cour de cassation a jugé que certains accords collectifs, comportaient des garanties suffisantes[12].
Les conventions individuelles de forfait en jours conclues sous l'égide d'accords collectifs antérieurs à la Loi « Travail » et révisés postérieurement à ladite loi pour être mis en conformité avec les dispositions de l'article L. 3121-64 du code du travail, peuvent également être poursuivies sans qu'il y ait lieu de demander l'accord du salarié[13].
Enfin, les conventions individuelles de forfait en jours conclues sur le fondement d'accords collectifs antérieurs à la loi Travail ne comportant pas de stipulations relatives au suivi de la charge de travail (prévues au II de l'article L. 3121-64 du code du travail), peuvent se poursuivre dès lors que l'employeur comble les lacunes des accords collectifs. Pour cela, l'employeur doit prendre les mesures énumérées à l'article L. 3121-65 du code du travail.
En revanche, dans l'hypothèse d'un accord collectif défaillant révisé avant la Loi « Travail » (hypothèse ayant donné lieu à la décision commentée), dont l'employeur n'a pas comblé les lacunes, il convient de soumettre au salarié une nouvelle convention de forfait en jours prise sur le fondement de l'accord révisé. L'avenant de révision conclu avant la Loi « Travail », même s'il comporte des garanties suffisantes, ne s'applique pas automatiquement aux conventions individuelles de forfaits en jours en cours d'exécution.
Validité de l'accord | ||
Accord conclu avant 08/2016 |
Garantie suffissantes | OK |
Garanties insuffisantes |
OK | |
Garanties insuffisantes |
OK | |
révisé avant 08/2016 | NON VALIDE |
Il est à noter que l'avenant de révision du 16 décembre 2014 a lui-même fait l'objet d'une révision postérieure à la Loi « Travail » en octobre 2016[14]. Les conventions individuelles de forfait en jours conclues au sein d'entreprises relevant de la branche des hôtels, cafés, restaurants, sont donc désormais sécurisées.
Si la solution dégagée par la Cour de cassation ne condamne pas toutes les conventions individuelles de forfait en jours susceptibles d'être mise en cause sur le fondement du principe posé par l'arrêt du 29 juin 2011, elle compromet l'objectif de sécurisation poursuivi par la Loi « Travail ». Cette décision conduit les employeurs une nouvelle fois à une obligation de vigilance eu égard aux incidences financières particulièrement lourdes de l'annulation a posteriori de conventions individuelles de forfait en jours.
[1] Cass. soc., 16 octobre 2019, n° 18-16.539 - PBRI
[2] Nouvel article L. 3121-63 du code du travail et ancien article L. 3121-30 du même code
[3] Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71.107. Dans son communiqué relatif à cet arrêt, la Cour de cassation avait par ailleurs pris soin de préciser que « cette décision ne remet pas en cause la validité du système du forfait-jours et donne toute sa place aux accords collectifs »
[4] Cass. soc., 24 avril 2013 ; Cass. soc., 26 septembre 2012 ; Cass. soc., 13 novembre 2014 ; Cass. soc., 14 mai 2014 ; Cass. soc., 4 février 2015
[5] L'annulation d'une convention de forfait a pour conséquence évidente le paiement aux salariés concernés des heures supplémentaires effectuées mais fonde également d'autres demandes (demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, réparation du préjudice subi, travail dissimulé).
[6] Cass. soc., 7 juillet 2015, n° 13-26.444
[7] Avenant n°22 du 16 décembre 2014, étendu avec réserve par l'arrêté du 29 février 2016
[8] Cour d'appel de Paris, pôle 6, chambre 3, 13 mars 2018, n° 14/09919
[9] II de l'article L. 3121-64 du code du travail
[10] Aux termes de l'article L. 3121-65 du code du travail, l'employeur peut suppléer l'accord collectif ne comportant pas les mentions prescrites au II. de l'article L. 3121-64 du code du travail en s'assurant que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires, en organisant un entretien annuel avec le salarié pour évoquer sa charge de travail et en définissant les modalités d'exercice par le salarié de son droit à la déconnexion.
[11] Article 12 de la Loi « Travail »
[12] Notamment, Cass. soc., 17décembre 2014, n° 13-22.890
[13] C'est le cas, actuellement, des conventions individuelles de forfait conclues sous l'égide de la CCN HCR depuis l'accord « de conformité » entré en vigueur le 1er avril 2018.
[14] Les partenaires sociaux de la branche ont effectivement conclu un nouvel avenant de révision le 7 octobre 2016 - Avenant n° 22 bis entrée en vigueur le 1er avril 2018 - afin de tenir compte des réserves émises par le ministère lors de la procédure d'extension de l'avenant n° 22 du 16 décembre 2014.