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Juridique

Proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet : quels enjeux pour la liberté d'expression ?

02/09/2019

Fabrice Naftalski, Marie Veillon, Harry Seror

L'Assemblée nationale a adopté en première lecture, mardi 9 juillet, la proposition de loi de lutte contre les contenus haineux sur internet. Ce texte présenté par la députée Laetitia Avia, membre du parti La République En Marche (LREM), vise à renforcer la responsabilité des plateformes dans la lutte contre les contenus haineux en ligne. Une des principales dispositions met à la charge des opérateurs de plateforme l'obligation de retirer ou de rendre inaccessible les contenus haineux dans un délai de 24 heures à compter de la notification. En cas de non coopération le Conseil supérieur de l'audiovisuel pourra imposer des sanctions pécuniaires s'élevant jusqu'à 4% du chiffre d'affaires mondial annuel de l'entreprise.

Contexte

Il convient à titre liminaire de souligner la complexité des enjeux en question, à savoir la nécessité d'améliorer les dispositifs légaux et techniques permettant de lutter contre les contenus haineux qui prolifèrent sur internet et ce dans un cadre respectueux de la liberté d'expression.

Différents avis ont été rendus par le Conseil national du numérique[1], et le Conseil d'Etat[2]. Le rapport de la commission des lois[3] donne également de précieux éléments de compréhension sur le dispositif envisagé.

Face au nombre croissant de contenus haineux publiés sur internet les principaux acteurs du secteur tels que Facebook, Youtube, Instagram, Twitter prennent des mesures pour retirer ces contenus. Toutefois, il s'avère que les dispositifs existants ne suffisent pas, en témoigne l'exemple de l'attentat terroriste de Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019. La vidéo filmée par l'assaillant a pu être visionnée, durant 29 minutes, près de 200 fois pendant sa diffusion en direct avant qu'un utilisateur ne la signale et 4000 fois avant sa suppression du réseau. Facebook et Youtube ont supprimé en une journée 1,5 million de copies[4].

Afin de mieux réguler la lutte contre les contenus haineux au niveau européen on peut citer l'initiative de la Commission européenne qui a mis en place un code de conduite[5] en mai 2016, auquel les acteurs majeurs du secteur ont adhéré. Selon le dernier bilan[6] de l'application de ce code de conduite, datant de février 2019, les entreprises adhérentes réussissent en moyenne à évaluer 89 % des contenus signalés dans les 24 heures, ce chiffre était en hausse par rapport à l'an dernier (81%).

Après l'Allemagne[7] et l'Australie[8], c'est au tour de la France de passer à la normalisation.

C'est dans ce contexte que s'inscrit la proposition de loi de la députée Laetitia Avia. Ce texte poursuit 4 objectifs énumérés par le Conseil d'Etat dans son avis : (i) créer, pour les plateformes en ligne à fort trafic, une obligation positive de retrait des contenus manifestement illicites comportant une incitation à la haine ou une injure à raison de la race, de la religion, de l'ethnie, du sexe, de l'orientation sexuelle ou du handicap ; (ii) faciliter et aggraver la répression pénale déjà prévue par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) ; (iii) mettre en place une régulation administrative visant à prévenir la diffusion de tels contenus, en soumettant ces mêmes grandes plateformes à des obligations d'organisation, de coopération et de transparence ; (iv) enfin, créer des mécanismes assurant, lorsqu'une décision judiciaire a interdit un contenu ou un site, que leur duplication puisse être efficacement combattue.

Principale mesure : obligation de retrait des contenus illicites

La proposition de loi vise ainsi à pallier les « insuffisances » du dispositif législatif actuel. La LCEN serait en conséquence complétée.

- Principaux acteurs concernés : les plateformes en ligne

Concernant la qualification des acteurs, la LCEN distingue deux catégories : les éditeurs et les hébergeurs. Cette distinction traditionnelle ne reflète plus suffisamment les réalités pratiques, selon le Conseil d'Etat, qui considère que l'apparition de nouveaux acteurs, notamment les réseaux sociaux, « qui, en tant qu'intermédiaires actifs permettant le partage de contenus et en accélérant l'accès par leurs processus algorithmiques de hiérarchisation et d'optimisation, ne se bornent pas à un rôle purement technique, sans pour autant pouvoir être qualifiés d'éditeurs de contenus, rend le régime actuel, fondé sur la neutralité des prestataires de services de communication au public en ligne à l'égard des contenus, en partie dépassé ».C'est pourquoi cette proposition de loi s'adresse aux opérateurs de plateforme à fort trafic, qualifiés ainsi selon des seuils de connexion sur le territoire français qui seront déterminés par décret.

- Formalisme de la notification

Cette proposition de loi vise également à alléger les éléments constitutifs d'une notification. Pour rappel, le principe de neutralité du net prévoit que la responsabilité des hébergeurs ne peut être engagée qu'à partir du moment où ils ont été notifiés dans les conditions de l'article 6-I-5 de la LCEN.

Ils sont alors réputés avoir connaissance d'activités illicites et ils doivent en conséquence agir promptement pour retirer le contenu. Les hébergeurs doivent ainsi mettre à disposition de leurs utilisateurs un moyen simple pour signaler les contenus. Il est également possible de signaler des contenus haineux à partir de la plateforme PHAROS, gérée par l'office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), qui dépend du ministère de l'intérieur.

Afin de réduire le formalisme de la notification actuelle, la proposition de loi prévoit de modifier le contenu des notifications.

Ainsi, la proposition de loi devrait supprimer certaines informations telles que la profession, le domicile, la nationalité, les date et lieu de naissance du notifiant personne physique. Par ailleurs, la description des faits litigieux serait également allégée. Ainsi, seules les informations suivantes seraient requises :
- Si le notifiant est une personne physique, il devra indiquer : ses nom, prénoms, adresse électronique ; si le notifiant est une personne morale : sa forme sociale, sa dénomination sociale, son adresse électronique ; si le notifiant est une autorité administrative : sa dénomination et son adresse électronique. Ces conditions sont réputées satisfaites si la personne qui notifie est un utilisateur inscrit du service de communication au public en ligne et que l'opérateur a recueilli les éléments nécessaires à son identification ;

- La catégorie à laquelle peut être rattaché le contenu litigieux, la description de ce contenu, les motifs pour lesquels il doit être retiré, rendu inaccessible ou déréférencé et, le cas échéant, la ou les adresses électroniques auxquelles ce contenu est rendu accessible. »

- Définition des contenus illicites concernés par l'obligation de retrait

L'article 1er de la proposition de loi impose aux plateformes de retirer ou rendre inaccessible, dans un délai de 24 heures après notification par un ou plusieurs utilisateurs, tout contenu « faisant l'apologie des crimes contre l'humanité, provoquant à la commission d'actes de terrorisme, faisant l'apologie de tels actes ou comportant une incitation à la haine, à la violence, à la discrimination ou une injure […] à raison de l'origine, d'une prétendue race, de la religion, de l'ethnie, de la nationalité, du sexe, de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre ou du handicap, vrais ou supposés. »

Le contenu des définitions a fait l'objet de nombreux débats à l'Assemblée Nationale, notamment sur la question d'y inclure l'antisionisme ou le négationnisme.

Les principales associations professionnelles du numérique (l'ASIC, le Syntec Numérique et TECH IN France) s'inquiètent de ce champ d'application, considérant que son « exhaustivité nuirait très probablement au traitement des infractions initialement visées »[9].

De son côté, le Conseil national du numérique se demande si les définitions « sont suffisamment claires pour permettre aux plateformes de déterminer aussi rapidement et sûrement le caractère « manifestement » illicite d'un contenu »[10].

- Sanctions applicables

La proposition de loi comprend un chapitre intitulé « renforcement de l'efficacité de la réponse pénale à l'égard des auteurs de contenus haineux en ligne »[11]. Ce chapitre prévoit la création d'un parquet spécialisé sur les questions de cyberhaine, qui sera désigné par décret. Il prévoit également l'interdiction faite à l'auteur du contenu haineux d'adresser des messages à la victime « de façon directe ou indirecte, par tous moyens, y compris électronique »[12]. Par ailleurs, cette proposition de loi prévoit la création d'un nouveau délit, celui de « refus de retrait de contenu manifestement illicite », qui relèvera de la compétence du juge unique du tribunal correctionnel.

Enfin, si l'opérateur de plateforme ne coopère pas, le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel pourra le mettre en demeure de se conformer, et à défaut, engager une procédure de sanction. La sanction pécuniaire maximale encourue est similaire à celle récemment adoptée par le Règlement Européen sur la Protection des Données (RGPD) à savoir 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial total de l'exercice précédent. Les mises en demeure et sanctions du CSA pourront être rendues publiques.

Le risque sur la liberté d'expression

L'objectif de cette proposition de loi est de « trouver un équilibre entre liberté d'expression et protection des citoyens »[13].

En effet, la lutte contre les contenus haineux en ligne doit respecter la liberté d'expression, droit fondamental consacré notamment dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (article 11) et dans la Convention européenne des droits de l'homme (article 10).

Une des principales critiques faites à cette proposition de loi est celle du rôle accordé aux plateformes numériques, qui ont la liberté de retirer certains contenus définis par la loi, sous la supervision du Conseil supérieur de l'audiovisuel.

Du fait notamment du montant des sanctions pécuniaires (amende qui peut aller jusqu'à 4% du chiffre d'affaires annuel mondial), la notion de « risque » est essentielle pour les plateformes. Elles pourraient « par prudence » retirer massivement du contenu, y compris du contenu dit « gris » en cas de problème d'interprétation.

Le Conseil national du numérique regrette le rôle marginal dévolu au juge, pourtant fondamental pour « éviter les abus, protéger les victimes et offrir les garanties nécessaires d'indépendance à l'égard tant des plateformes que du pouvoir exécutif »[14]. Il pourra toutefois être saisi tant par les victimes que les plateformes.

Le risque de filtrage automatisé

L'article 2 de la proposition de loi prévoit entre autres que les plateformes doivent mettre en œuvre « les procédures et les moyens humains et, le cas échéant, technologiques proportionnés permettant de garantir le traitement dans les meilleurs délais des notifications reçues, l'examen approprié des contenus notifiés de manière à prévenir les risques de retrait injustifié ».

Le Conseil national du numérique craint l'utilisation par les plateformes de systèmes de filtrage automatisé, alors que « l'appréciation du caractère « haineux » d'un contenu appelle souvent une interprétation contextuelle ».

Les plateformes auront nécessairement recours à des dispositifs technologiques pour traiter les demandes et analyser les contenus. Les plateformes devront probablement développer des dispositifs d'intelligence artificielle capables de prendre en compte diverses situations (par exemple, l'ironie ou la parodie).

Cette proposition de loi, qui impacte une liberté fondamentale, est critiquée notamment au regard de son efficacité et de l'accroissement du pouvoir de modération accordé aux plateformes et suscite donc de nombreuses inquiétudes. Ce texte, qui fait l'objet d'une procédure d'adoption accélérée, a été transmis au Sénat. A l'issue de la 1ère lecture au Sénat, une commission mixte paritaire pourra être convoquée afin de tenter de trouver un accord sur un texte commun qui fera probablement l'objet d'une saisine du Conseil constitutionnel au regard des libertés en jeu.

Cet article a été publié dans le Journal Spécial des Sociétés, 27 juillet 2019.

[1] Communiqué de presse du CNNum du 21 mars 2019 « Le CNNum exprime ses interrogations sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet »

[2] Avis sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet, Conseil d'Etat, Séance du jeudi 16 mai 2019

[3] Rapport n°2062 fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république sur la proposition de loi, après engagement de la procédure accélérée sur la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (n°1785) pages 15 et 16.

[4]Communiqué de presse de Facebook du 18 mars 2019, « Update on New Zealand »

[5] Code of conduct on countering illegal hate speech online

[6] How the Code of Conduct helped countering illegal hate speech online, Factsheet, February 2019

[7] Loi « NetzDG » adoptée le 1er septembre 2017

[8] « Australia Passes Law to Punish Social Media Companies for Violent Posts", The New York Times, Damien Cave, 3 avril 2019

[9] Communiqué de presse de l'ASIC, le Syntec Numérique et TECH IN France en date du 1er juillet 2019

[10] Communiqué de presse du CNNum sur « ses interrogations sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet », en date du 21 mars 2019

[11] Chapitre IV bis de la proposition de loi

[12] Article 6 bis B de la proposition de loi

[13] Audition de M. Cédric 0, Secrétaire d'Etat chargé du Numérique, Réunion du mercredi 5 juin 2019

[14] Communiqué de presse du CNNum sur « ses interrogations sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet », en date du 21 mars 2019

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