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Juridique
L’indemnisation du tiers à un contrat du fait de son inexécution ou de sa mauvaise exécution
Amélie d’Arailh, Salomé Gignoux
Par un arrêt du 13 janvier 2020[1], la Cour de cassation en sa formation d'Assemblée plénière, réaffirme le droit à réparation des dommages subis par un tiers à un contrat du fait de l'inexécution ou de la mauvaise exécution de ce contrat. Dans l'attente de la réforme de la responsabilité civile, tant le fondement juridique que l'administration de la preuve sont désormais bien établis malgré les critiques.
De l'effet relatif du contrat à la théorie de l'opposabilité du contrat
La règle de l'effet relatif des contrats est exprimée dans l'adage « Res inter alios acta aliis neque nocere neque prodesse potest », et reprise dans le Code civil à l'article 1199 (auparavant à l'article 1165)[2].
Cette règle est pourtant depuis longtemps critiquée[3] : en effet, si le principe de l'effet relatif des contrats implique qu'un tiers ne puisse être ni créancier ni débiteur au titre d'un contrat, n'y étant pas partie ; cela ne fait pas obstacle à ce que le contrat ait certains effets à son égard.
La doctrine[4] a donc développé la théorie de l'opposabilité du contrat, consacrée par la Cour de cassation[5] puis par le Code civil qui a introduit le nouvel article 1200 qui dispose :
« Les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat. Ils peuvent s'en prévaloir notamment pour apporter la preuve d'un fait. »
Le rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations expliquait à ce propos que le principe de l'effet relatif des contrats était rappelé à l'article 1199 dans une formulation modernisée, tandis que l'opposabilité aux tiers faisait l'objet d'une disposition séparée à l'article 1200, afin de mieux distinguer ces deux questions.
Même si ces deux questions ont été volontairement dissociées par le législateur au sein du Code civil, elles n'en sont pas moins liées. En effet, les tiers qui ont subi un préjudice du fait de l'inexécution d'un contrat peuvent en demander réparation sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle.
Le tiers qui subit un dommage du fait d'un manquement contractuel doit-il seulement apporter la preuve de ce manquement ou bien doit-il également prouver une faute, une négligence ou une imprudence commise par le contractant à son égard ?
Cette question a donné lieu à une abondante jurisprudence.
Deux courants jurisprudentiels se sont opposés au sein de la Cour de cassation.
Le premier courant, initié par la première chambre civile, jugeait en substance que : dès lors que le tiers établissait que son préjudice avait été causé par une faute contractuelle, il n'avait pas à prouver en outre une faute extracontractuelle indépendante. C'est le sens du fameux arrêt Perruche[6].
Le second courant, soutenu par la chambre commerciale, considérait que le tiers ne pouvait se prévaloir d'un manquement contractuel que si ce dernier se doublait d'un manquement à une obligation générale de prudence ou de diligence[7].
Afin de mettre un terme aux divergences, l'Assemblée Plénière, dans sa décision Boot shop[8], affirmait alors : « Mais attendu que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ».
Cette décision consacrait ainsi le fondement délictuel de l'action du tiers au contrat, sans autre preuve à apporter que celle du manquement contractuel et des autres conditions légales (à savoir le dommage et le lien de causalité).
Cet arrêt, par son attendu dépourvu de réserves, avait une portée extrêmement large : en effet, il ne distinguait pas entre les tiers (tiers intéressés au contrat ou tiers dépourvus de tous liens avec le contrat), ni entre les dommages subis (corporel, matériel) ni enfin entre les obligations contractuelles susceptibles d'être méconnues (obligation de résultat ou obligation de moyens)[9].
Ce faisant, cet arrêt a suscité certaines critiques de la part de la doctrine[10] : en effet, autoriser le tiers à invoquer une simple faute contractuelle revenait à lui permettre de réclamer à son profit le bénéfice d'un contrat dont il n'était pas partie, sans en subir les éventuelles clauses limitatives ou exclusives de responsabilité. En d'autres termes, le tiers bénéficiait du contrat sans en subir les charges.
Les plaideurs ayant continué à porter de telles affaires devant la Cour de cassation, la majorité des décisions rendues par les premières et deuxièmes chambres civiles de la Haute Cour a bien évidemment appliqué la jurisprudence Boot shop[11].
Cela étant, certains arrêts s'en sont démarqués en exigeant à l'inverse la preuve d'une faute délictuelle. Ainsi, à titre d'exemple, l'arrêt d'une Cour d'appel a été censuré par la 3ème chambre civile qui a affirmé : « qu'en statuant ainsi, par des motifs qui, tirés du seul manquement à une obligation contractuelle de résultat de livrer un ouvrage conforme et exempt de vices, sont impropres à caractériser une faute délictuelle »[12].
La situation n'était donc toujours pas harmonisée.
C'est ainsi que l'Assemblée plénière s'est de nouveau prononcée par l'arrêt commenté.
Les faits étaient les suivants. Une usine sucrière, la Sucrerie de Bois Rouge, exploitée au nord de l'Ile de la Réunion, était alimentée en énergie fournie par la société Compagnie thermique de Bois rouge qui exploitait une centrale thermique.
Un incendie s'étant déclaré dans cette centrale thermique, la Sucrerie de Bois Rouge cessa alors d'être alimentée en énergie. En vertu d'une convention d'assistance, elle fut aidée par une autre sucrerie, la Sucrière de la Réunion.
La Sucrière de la Réunion, estimant qu'elle devait être indemnisée du fait de cette assistance, a réclamé la garantie de son assureur, la société QBE Insurance Limited qui fut condamnée par la cour d'appel de Saint Denis à indemniser La Sucrière de la Réunion de ses pertes d'exploitation découlant de l'assistance qu'elle avait fournie à la Sucrerie de Bois Rouge.
Par la suite, en vue du remboursement de l'indemnité versée, l'assureur exerçât une action subrogatoire contre la Sucrerie de Bois Rouge mais également contre la Compagnie Thermique de Bois rouge à qui il était reproché d'avoir failli à son obligation contractuelle de fourniture d'énergie.
La cour d'appel de Saint Denis le débouta de l'ensemble de ses demandes notamment à l'encontre de la Compagnie Thermique de Bois Rouge car aucune faute, négligence ou imprudence n'était établie à son égard.
L'assureur forma alors un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
Dans sa note sous arrêt[13], l'Avocat général Jean-Richard de la Tour proposait que les tiers soient classés en trois catégories selon les critères suivants :
- En premier lieu, les tiers inclus dans une chaine ou un groupe de contrats ; dans cette hypothèse, le tiers pourrait exercer une action en responsabilité extracontractuelle en démontrant uniquement le manquement contractuel.
- En second lieu, les tiers intéressés, à savoir liés par un contrat à un cocontractant, lui-même lié par un autre contrat à l'auteur du dommage, sans qu'il y ait de lien entre les deux contrats. Le tiers agirait ici soit sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle et devrait prouver une faute, une imprudence ou une négligence ; soit sur le fondement de la responsabilité contractuelle s'il y a un intérêt légitime, et n'aurait à établir que le seul manquement contractuel qui lui a causé un dommage, tout en respectant les conditions et limites de la responsabilité prévues au contrat.
- En troisième lieu, les autres tiers, totalement étrangers à la relation contractuelle et qui ne pourraient invoquer le manquement contractuel qu'en apportant la preuve d'une faute, d'une négligence ou d'une imprudence leur ayant causé le dommage.
Cette classification, intéressante au demeurant, n'a pas été retenue par la Cour de cassation.
En effet, la Cour de cassation casse l'arrêt d'appel aux motifs que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ».
L'Assemblée plénière a donc tranché, et vient ainsi confirmer sa jurisprudence Boot shop : toute inexécution contractuelle, quelle qu'elle soit, suffit à fonder l'action en responsabilité extracontractuelle du tiers, sans avoir à prouver une faute.
Avec une telle solution, tout manquement par un cocontractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait réparable à l'égard d'un tiers dès lors que celui-ci en subit un dommage. Ce paradigme ne semble être justifié que par une unique finalité : celle de faciliter l'indemnisation du préjudice causé au tiers.
Il conviendra désormais de suivre la réforme de la responsabilité civile qui n'a toujours pas vu le jour pour savoir si le législateur entend suivre la solution posée par ce nouvel arrêt.
On relèvera, à cet égard, que l'avant-projet portant réforme de la responsabilité civile, présenté le 13 mars 2017, prévoyait un article 1234 du code civil rédigé de la manière suivante : « Lorsque l'inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l'un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II [Dispositions propres à la responsabilité extracontractuelle].
Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d'un contrat peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. Toute clause qui limite la responsabilité contractuelle d'un contractant à l'égard des tiers est réputée non écrite ».
Ce texte se proposait donc de briser la jurisprudence établie dans l'arrêt Boot shop qui vient d'être réaffirmée dans l'arrêt commenté de l'Assemblée plénière du 13 janvier 2020. En effet, non seulement l'identité entre les fautes délictuelles et contractuelles serait accordée uniquement au tiers qui a « un intérêt légitime à la bonne exécution d'un contrat » – cette notion n'étant cependant pas définie ; mais en outre, ledit tiers se verrait opposer les conditions et limites de la responsabilité opposables entre les cocontractants.
Il ne reste donc qu'à attendre la prise de position du législateur et voir s'il prendra le contrepied des solutions jurisprudentielles retenues jusque-là par l'Assemblée plénière.
[1] Assemblée Plénière, 13 janvier 2020, n°17-19.963, publié au Bulletin
[2] Art. 1199 C.Civ. : « Le contrat ne crée d'obligations qu'entre les parties.
Les tiers ne peuvent ni demander l'exécution du contrat ni se voir contraints de l'exécuter, sous réserve des dispositions de la présente section [Les effets du contrat à l'égard des tiers] et de celles du chapitre III [Les actions ouvertes au créancier] du titre IV [Du régime général des obligations] »
[3] La Semaine Juridique Edition Générale n°4, 27 janvier 2020 ; Contrats et obligations – Le régime de responsabilité des tiers ayant subi un préjudice du fait de l'inexécution ou de la mauvaise exécution d'un contrat – Avis du premier avocat général Jean Richard de la Tour – Note sous arrêt par Jean Richard de la Tour
[4] René Savatier, Le prétendu principe de l'effet relatif des contrats : RTD civ. 1934, p.525
[5] Cass. Com, 22 octobre 1991, n°89-20.490
[6] Assemblée Plénière, 17 novembre 2000, n°99-13.701
[7] Cass. com, 8 octobre 2002, n°98-22.858
[8] Assemblée plénière, 6 octobre 2006, n°05-13.255
[9] Rapport de Madame Anne-Catherine MONGE, Conseiller à la cour de cassation – Assemblée plénière, 13 janvier 2020, pourvoi n°17-19.963
[10] C. Lacroix, « Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que le manquement lui a causé un dommage » : LPA 22 janvier 2007, n°PA200701603, p.16
[11] Le Service de documentation, des études et du rapport (SDER) de la Cour de cassation a recensé 31 arrêts entre 2007 et 2018 ayant repris dans son intégralité l'attendu de principe de l'arrêt Bootshop, ou un attendu similaire.
[12] Civ. 3ème, 18 mai 2017, n°16-11.203
[13] La Semaine Juridique Edition Générale n°4, 27 janvier 2020 ; Contrats et obligations – Le régime de responsabilité des tiers ayant subi un préjudice du fait de l'inexécution ou de la mauvaise exécution d'un contrat – Avis du premier avocat général Jean Richard de la Tour – Note sous arrêt par Jean Richard de la Tour