Articles & Actualités
Juridique
Etude de l'Autorité de la concurrence sur les organismes professionnels : des repères pour réduire les risques d'infraction
Wilfried Durand
Les organismes professionnels sont structurellement un vecteur potentiel d'infraction au droit de la concurrence. La nouvelle Etude de l'Autorité de la concurrence, publiée le 27 janvier 2021, fait figure de véritable manuel à leur attention, dans une perspective évidente de mise en conformité rapide et complète de ces organismes, au moment où les sanctions financières qui leur sont applicables vont être décuplées. Mais les entreprises doivent aussi s'assurer de cette conformité, car elles seront bientôt solidairement responsables des sanctions financières infligées aux organismes professionnels dont elles sont membres.
Le respect des règles de concurrence par les associations, ordres et syndicats professionnels figurait au rang des priorités de la feuille de route de l'Autorité de la concurrence pour 2020. Dans le contexte de la prochaine transposition de la directive ECN+[1] renforçant très sensiblement les sanctions applicables aux organismes professionnels[2], l'Autorité annonçait une étude, destinée notamment à les mettre en garde sur les comportements à risque et favoriser leur mise en conformité.
Cette étude parue le 27 janvier 2021[3] est accompagnée d'un vademecum interactif[4] qui confirme son caractère pédagogique et la démarche de conformité aujourd'hui attendue.
L'Autorité y souligne le rôle et la responsabilité spécifique des organismes professionnels dans l'application du droit de la concurrence : « Le rôle central que les organismes professionnels jouent ou peuvent jouer en faveur d'une meilleure efficience du fonctionnement des marchés et dans la mise en œuvre des règles de concurrence doit être reconnu et souligné. Ce rôle place cependant les organismes face à une responsabilité propre, dans le cadre de leurs différentes activités, à l'égard du respect de ces règles. »[5]
Toutefois et en réalité cette étude s'adresse aussi bien à ces organismes qu'à leurs membres. En effet, une part significative de l'analyse et des exemples fournis par l'Autorité vise des infractions pour lesquelles les entreprises adhérentes ont été sanctionnées. En outre, la responsabilité subsidiaire de ces entreprises consacrée par la directive ECN+[6] ne fait qu'accroître la nécessité pour elles de renforcer leur vigilance sur les pratiques mises en œuvre par les organismes professionnels auxquels elles appartiennent. Dans sa présentation de l'Etude[7], la présidente de l'Autorité, Isabelle da Silva, s'adresse ainsi clairement à tous les acteurs : « J'espère que ce travail sera utile et permettra aux organismes professionnels et à tous leurs membres de prévenir le « risque concurrence » inhérent à leur activité. »
La position spécifique des organismes professionnels au regard du droit de la concurrence
L'Etude confirme le risque structurel d'infraction au droit de la concurrence associé aux organismes professionnels, dans la mesure où ces organismes rassemblent les acteurs d'un marché et souvent des entreprises concurrentes[8].
Ainsi, si l'Autorité rappelle de manière détaillée l'intérêt et les différentes missions des organismes professionnels (essentiellement fournir des services et des conseils à leurs membres tels que l'organisation de conférences, foires et salons, des conseils juridiques, comptables, techniques et commerciaux, leur diffuser des informations sur le marché, représenter l'intérêt collectif de leurs membres auprès des pouvoirs publics, définir des normes techniques et édicter des bonnes pratiques, expliquer la réglementation et négocier les normes sociales applicables à un secteur), c'est aussi pour mieux montrer comment chacune de ces missions peut être l'occasion d'une violation du droit de la concurrence. Ainsi l'Etude vise de multiples décisions françaises, européennes ou étrangères, qui sanctionnent des associations, ordres et syndicats professionnels, ainsi parfois que leurs membres, pour des ententes ou des abus de position dominante.
Poussant plus loin l'exigence, l'Autorité retient que « non seulement un organisme professionnel doit s'abstenir de prendre part à des pratiques anticoncurrentielles, mais il est de son devoir de s'opposer explicitement à des agissements anticoncurrentiels au sein de ses instances, dès qu'il en a eu connaissance ».[9]
Mais l'Autorité souhaite également mettre en avant les droits spécifiques dont disposent les organismes professionnels pour s'assurer du respect du droit de la concurrence.
A cet égard, l'Etude rappelle d'abord leur pouvoir de saisine de l'Autorité de la concurrence pour avis, sur toute question de concurrence[10], faculté dont ne bénéficient pas les entreprises elles-mêmes. Depuis 2002, l'Autorité a ainsi été saisie de 32 demandes d'avis. L'avis le plus récent, en date du 22 avril 2020, confirme ainsi la possibilité pour le Rassemblement des Opticiens de France d'intervenir au soutien de ses membres - des opticiens ayant cessé leur activité du fait de la crise sanitaire - dans leurs échanges avec les sociétés foncières concernant les loyers commerciaux[11]. On peut toutefois s'interroger sur les raisons de la baisse du nombre des saisines constatée ces dernières années : peur de révéler une infraction, conscience que les avis mêmes favorables de l'Autorité ne valent pas exemption individuelle, baisse de l'intervention des organismes professionnels sur les marchés, autres raisons ? L'Autorité indique elle-même, sans en interroger la cause, que seules deux demandes d'avis lui ont été adressées depuis 2015.
Les organismes professionnels ont également la possibilité de saisir l'Autorité de la concurrence sous la forme contentieuse[12] pour dénoncer des agissements anticoncurrentiels préjudiciables à leurs adhérents. De même, ils peuvent saisir directement les juridictions civiles ou commerciales[13]. Ainsi c'est à la suite d'une saisine par plusieurs organismes professionnels représentatifs des entreprises actives dans le secteur de la restauration collective et de l'hôtellerie que l'Autorité a rendu sa décision « titres restaurants »[14], par laquelle elle a sanctionné pour entente quatre entreprises émettrices de titres restaurants qui, selon l'Autorité, s'échangeaient des informations confidentielles sur leurs parts de marché respectives, bloquaient l'entrée de nouveaux acteurs et s'interdisaient réciproquement de se lancer dans l'émission de titres dématérialisés. De même, l'Autorité a également fait droit en 2019 à la demande de mesure conservatoire sollicitée par différents organismes professionnels regroupant les éditeurs de presse et enjoint à Google de négocier de bonne foi la rémunération des droits voisins avec tout agence et éditeur de presse qui lui en fait la demande[15].
Principales pratiques à risque au sein des organismes professionnels
L'Autorité prend soin de rappeler les conditions d'application du droit de la concurrence aux organismes professionnels. A cet égard on peut noter trois particularités :
- L'organisme professionnel peut éventuellement commettre des ententes ou des abus de position dominante en tant qu'il exerce lui-même une activité économique. Toutefois le plus souvent, il se contente d'intervenir sur le marché et de modifier son fonctionnement sans être lui-même une entreprise, par exemple en invitant les acteurs économiques à adopter tel ou tel comportement. Pour être sanctionné, il faut alors que ses membres soient bien des entreprises[16].
- La qualification d'entente peut être retenue pour une simple décision de l'organisme professionnel, dans la mesure où cette décision a par nature un caractère collectif et constitue en tant que telle une concertation des membres[17].
- En fonction des circonstances, l'infraction sera éventuellement imputée à la fois à l'organisme professionnel et à ses membres, notamment en ce qu'ils ont participé aux réunions d'échanges entre concurrents organisées par l'organisme professionnel ou mis en œuvre ses recommandations. Ce dernier pourra de son côté être mis en cause en tant qu'acteur de l'entente, par incitation ou par organisation des réunions, ou simplement en tant que facilitateur, par exemple lorsqu'il se contente de mettre son secrétariat à disposition des membres de l'entente.
L'Etude fournit ensuite une liste détaillée et illustrée d'exemples des différentes infractions communément constatées : adoption d'un tarif commun, répartition de clients et marchés, diffusions de consignes ou préconisations tarifaires de toute forme (y compris par suggestion) et de tout objet (méthode de calcul du prix, taux de remises, démarches promotionnelles, suppléments de prix, y compris sur les prix d'achat), échanges d'informations commercialement sensibles (suivant les critères habituels de ce type d'infraction[18]), stratégies d'éviction par appel au boycott ou exclusion d'une entreprise, édiction de normes ou accords techniques indûment restrictifs, et dans certains cas, interprétation erronée de la réglementation, lobbying (par exemple abus de position dominante par fourniture d'informations trompeuses aux autorités publiques[19]) et même éventuellement négociations collectives des accords de branche[20].
Certaines pratiques peuvent éventuellement être exemptées, soit au niveau français parce qu'elles découlent directement et nécessairement de l'application d'un texte réglementaire (par exemple les textes autorisant un ordre professionnel à réglementer sa profession)[21], soit en droit français comme en droit communautaire, sur le fondement classique du progrès économique, dans les conditions de droit commun[22]. Les cas d'exemptions apparaissent toutefois exceptionnels.
Bouleversement des sanctions encourues par l'organisme professionnel et par ses membres
Les sanctions encourues par les membres de l'organisme professionnel, qui participent à l'entente, sont en principe celles qui sont applicables dans tout autre contexte, avec notamment une sanction financière d'un montant maximum de 10% du chiffre d'affaires mondial du groupe concerné. De même des sanctions de publication de la décision peuvent être prises.
Toutefois, il faut y ajouter deux précisions spécifiques aux organismes professionnels.
En premier lieu l'organisme professionnel lui-même est également passible de sanctions financières. S'il n'agit pas en tant qu'entreprise, cette sanction est pour l'instant limitée à un montant maximal de 3 millions d'euros[23]. Toutefois, et c'est justement le motif invoqué par l'Autorité pour la réalisation de cette Etude, la transposition de la directive ECN+ au cours de l'année 2021 va bouleverser l'approche de ce risque financier en faisant passer l'amende maximale de l'organisme professionnel à 10% du chiffre d'affaires total des membres actifs sur le marché concerné[24]. Lorsque les membres sont également sanctionnés, leur chiffre d'affaires toutefois sera déduit de la base de calcul de l'amende infligée à l'organisme professionnel.
Ensuite, la solidarité subsidiaire des membres en cas d'insolvabilité de l'organisme professionnel va être consacrée. Auparavant, l'Autorité pouvait éventuellement prendre en compte, dans le calcul de l'amende, la possibilité pour l'organisme professionnel de faire appel à ses membres pour lever les fonds nécessaires au paiement de la sanction[25]. Elle ne pouvait cependant pas lui enjoindre de procéder à un tel appel de fonds ni condamner directement ses membres.
Au contraire, la transposition de la directive permettra prochainement à l'Autorité :
- (1) de procéder à cette injonction,
- (2) en cas d'insuffisance de fonds à la suite de l'appel de l'organisme professionnel à contributions de ses membres, de condamner solidairement tout membre dont les représentants étaient membres des organes décisionnels de l'organisme professionnel et
- (3) si ce n'est pas suffisant, de condamner également tout autre membre de l'organisme professionnel qui était actif sur le marché où l'infraction a été commise, sauf preuve par l'entreprise qu'elle n'a pas appliqué la décision incriminée et en ignorait l'existence ou qu'elle s'en est activement désolidarisée avant l'ouverture de l'enquête.
Il appartient donc non seulement aux organismes professionnels mais également à leurs membres de se préoccuper de la mise en œuvre d'une démarche de conformité complète afin de sécuriser l'application effective des règles de concurrence et de réduire leur risque de sanction.
[1] Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur ; https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.L_.2019.011.01.0003.01.FRA. La transposition de cette directive en France doit faire l'objet d'une ordonnance prise sur habilitation de l'article 37 de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union en matière économique et financière (« DDADUE ») https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042607095, dans un délai de 6 mois à compter de la promulgation de cette loi.
[2] Comme l'indique l'Autorité, la notion d'organisme ou d'organisation professionnel(le) est polysémique. L'Etude comprend sous ce terme « les organisations qui ont vocation à regrouper l'ensemble des entreprises d'une même profession, ou d'un même secteur, et les organisations syndicales représentant ces entreprises » (Etude page 6).
[3] « Les organismes professionnels » Etude thématique de l'Autorité de la concurrence, 27 janvier 2021, 119 pages, EtudeThematique-OrganismesProfessionnels_final.pdf (autoritedelaconcurrence.fr).
[4] « Organismes professionnels – 6 fiches pour éviter le risque concurrence », 27 janvier 2021, https://media.autoritedelaconcurrence.fr/organismes-professionnels/#page=1.
[5] Etude page 26.
[6] Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 précitée, articles 14 et 15.
[7] Etude page 2.
[8] Etude pt 324 page 98.
[9] Etude page 40.
[10] En application de l'article L 462-1 du code de commerce.
[11] Communiqué de presse ADLC du 22 avril 2020 : L'Autorité éclaire une association professionnelle sur ses possibilités d'action concernant les loyers de ses adhérents dans le cadre de la pandémie actuelle de COVID-19 | Autorité de la concurrence (autoritedelaconcurrence.fr)
[12] En application de l'article L 462-5 du code de commerce.
[13] En application de l'article L 490-10 du code de commerce.
[14] Décision n° 19-D-25 du 17 décembre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres restaurant https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/integral_texts/2020-10/19d25.pdf.
[15] Décision n° 20-MC-01 du 9 avril 2020 relative à des demandes de mesures conservatoires présentées par le
Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l'Alliance de la presse d'information générale e.a. et l'Agence
France-Presse Décision n° 20-MC-01 du 9 avril 2020 (autoritedelaconcurrence.fr) confirmée pour l'essentiel par l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 8 octobre 2020 https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/appealsd/2020-10/ca_20mc01_oct20.pdf .
[16] Etude page 30.
[17] Etude pages 29 et 30. A cet égard l'article L 420-1 du code de commerce vise les « les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions » alors que l'article 101 du TFUE retient plus clairement les « décisions d'associations d'entreprises ».
[18] Etude page 51
[19] Décision n° 17-D-25 du 20 décembre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des dispositifs transdermiques de fentanyl https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/commitments//17d25.pdf
[20] S'ils ne sont pas conclus dans le cadre de la réglementation (notamment si l'organisme n'a pas la qualité d'organisation représentative) ou n'ont pas pour objet l'amélioration des conditions de travail (par exemple un accord qui porterait sur les relations entre les employeurs concurrents).
[21] En application de l'article L 420-4, 1° du code de commerce.
[22] Article L 420-4, 2° du code de commerce, article 101§3 du TFUE.
[23] Article 464-2, 1° du code de commerce
[24] Directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 précitée, article 15.2.
[25] Voir sur par exemple Décision n° 19-D-05 du 28 mars 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des taxis à Antibes Juan-Les-Pins, paragraphe 179, Décision n° 19-D-05 du 28 mars 2019 (autoritedelaconcurrence.fr), mais aussi Cour d'appel de Paris, 1ère Chambre, Arrêt nº 8 du 29 janvier 2008, Répertoire général nº 07/04524 https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000019044303/
Les expertises qui pourraient vous intéresser
LES eSERVICES QUI POURRAIENT VOUS INTÉRESSER
Prélèvement à la source : Des sessions d’informations
Aider vos salariés à comprendre les règles et impacts de la mise en place du PALS
5000€ HT
Prélèvement à la source : un guide pratique et des outils
Un support complet et un accompagnement ponctuel pour être autonome
15000€ HT
Prélèvement à la source : Un accompagnement sur mesure
Un accompagnement adapté à vos besoins, tout au long du projet
À partir de 45000€ HT
Prélèvement à la source : Diagnostiquer les impacts de la réforme
Proposer les leviers de conduite du changement et de communication appropriés
À partir de 15000€ HT