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Juridique
Contrôle des concentrations : les opérations sous les seuils peuvent désormais être contrôlées
Louis Bataille, Marie-Pierre Bonnet-Desplan
En septembre 2020, la Commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, déplorait lors d'une conférence publique qu'un certain nombre d'opérations de concentration susceptibles de nuire à la concurrence échappe à tout contrôle préalable. Cette « faille » du contrôle des concentrations visait plus particulièrement les secteurs numérique et pharmaceutique, terrains d'élection d'opérations stratégiques échappant à tout contrôle des concentrations en raison de la faiblesse du chiffre d'affaires de la cible, en dépit du fort potentiel de marché de cette dernière. Toutefois, tous les secteurs sont en réalité concernés.
Pour comprendre l'enjeu, il faut rappeler que les opérations de concentration ne peuvent être contrôlées par les autorités de concurrence (nationales ou européenne, selon la dimension de l'opération) que si certains seuils sont franchis, souvent exprimés en chiffre d'affaires. Ainsi, les opérations portant sur des cibles réalisant peu ou pas de chiffre d'affaires mais disposant pourtant d'un vrai potentiel de marché échappaient au contrôle des autorités de concurrence.
La Commissaire avait en conséquence annoncé qu'elle ferait évoluer la doctrine de la Commission en matière de renvoi des opérations de concentration. C'est désormais chose faite avec la publication, le 31 mars 2021, de nouvelles orientations[1] concernant l'application du mécanisme de renvoi établi à l'article 22 du règlement sur les concentrations[2] à certaines catégories d'affaires.
Avec ce changement de doctrine, un ou plusieurs Etats membres pourront demander à la Commission d'examiner toute concentration qui ne franchit ni les seuils européens, ni les seuils nationaux, mais qui (i) affecte le commerce entre Etats membres et (ii) menace d'affecter la concurrence sur le marché en cause.
La disposition sur laquelle repose ce changement de doctrine n'est pas nouvelle, mais jusqu'à présent la Commission avait découragé les autorités nationales de concurrence d'en faire application. Avec ces orientations, la démarche est inversée : elle incite désormais les autorités nationales de concurrence à faire usage de ce dispositif, lui permettant d'examiner une opération qui ne franchit ni les seuils européens ni les seuils nationaux.
Cette évolution de doctrine est considérée par les praticiens comme une forme de révolution : dorénavant, les « petites » concentrations, qui se trouveraient en dessous des seuils (même nationaux) pourront, à la libre initiative des autorités nationales de concurrence de l'UE, être contrôlées par la Commission.
La Commission a précisé que ce mécanisme n'est pas limité à un ou plusieurs secteurs économiques. En effet, conformément aux termes de ses orientations, ce mécanisme pourra s'appliquer à toute opération concernant une entreprise dont le chiffre d'affaires ne reflète pas le potentiel concurrentiel réel ou futur.
A cet égard, le considérant 19 des orientations précise que cela inclut notamment les cas où l'entreprise est :
- une jeune pousse ou un nouvel arrivant au potentiel concurrentiel substantiel ;
- un innovateur important ou une entreprise menant des recherches potentiellement importantes ;
- une entreprise exerçant une pression concurrentielle même potentielle importante ;
- une entreprise ayant accès à des actifs concurrentiels importants (matières premières, infrastructures, données ou droits de propriété intellectuelle, etc.) ;
- un fournisseur d'intrants/composants clés pour d'autres secteurs industriels.
La Commission pourra aussi tenir compte de l'importance du montant de la transaction par rapport au chiffre d'affaires de l'entreprise cible.
Ce changement d'approche a été mis en œuvre par l'autorité de la concurrence française, et ce avant même la publication par la Commission de ses nouvelles orientations sur le sujet. L'Autorité de la concurrence a ainsi saisi la Commission du rapprochement entre Illumina - numéro un mondial du séquençage génétique - et la start-up américaine Grail, développeur d'un test sanguin de dépistage du cancer[3].
En outre, une demande de renvoi pourra être formulée alors même que l'opération a déjà été réalisée, ce qui nuit à la sécurité juridique des opérations de concentration. Un renvoi ne pourra en principe pas avoir en lieu s'il intervient plus de six mois après la réalisation de l'opération ; toutefois, un renvoi plus tardif pourra se justifier au regard « de l'ampleur des problèmes de concurrence potentiels et des effets préjudiciables potentiels sur les consommateurs ». Il ne peut donc pas être exclu que la Commission puisse examiner des opérations depuis longtemps réalisées. Ce paramètre important devra désormais être pris compte par les praticiens et les parties, lors de l'élaboration du calendrier de l'opération, du moins pour les opérations « candidates » à un tel renvoi…
En conclusion, ce changement de doctrine va très certainement nécessiter de mener une évaluation préliminaire du risque de tomber dans le champ du mécanisme de renvoi de l'article 22. Les parties doivent anticiper le sujet le plus en amont possible et ajuster en conséquence le calendrier prévisionnel de l'opération. A cet égard, une prise de contact avec la Commission ou l'autorité nationale de concurrence peut s'avérer utile afin de connaître leur position sur l'éventualité – voire la probabilité – d'un tel renvoi.
[1] Orientations de la Commission concernant l'application du mécanisme de renvoi établi à l'article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d'affaires (2021/C113/01), JOUE 31 mars 2021.
[2] Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.
[3] Soulignons qu'à ce sujet, le Conseil d'Etat a décliné sa compétence pour connaître d'une contestation dirigée contre la demande de renvoi de l'ADLC, cette demande n'étant pas détachable de la procédure d'examen de l'opération non notifiable menée par la Commission sous le contrôle de la CJUE (ordonnance du 1er avril 2021 n° 450878).