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Fiscalité des entreprises
Preuve du « taux de marché » des prêts intra-groupe : place au pragmatisme ?*
Benoit Gabelle, Adjé Amétépé
Dans une décision rendue le 22 octobre 2020, la cour administrative d'appel de Paris vient pour la première fois d'admettre les éléments de preuve produits par une société afin de justifier la normalité du taux d'intérêt d'un emprunt intragroupe[2]. Rejetant l'interprétation restrictive exigeant la production d'une offre de prêt ferme et contemporaine, la cour admet la possibilité de s'appuyer sur une offre de crédit « non-ferme » à titre de comparable probant et valide par ailleurs l'étude de comparables obligataires produite par la société requérante.
Alors même que le Conseil d'Etat a rappelé dans son avis « Wheelabrator »[3] le principe de la liberté de preuve et précisé la possibilité de s'appuyer sur des comparables issus du marché obligataire, l'administration fiscale, suivie par certaines juridictions du fond, continue de retenir une approche très restrictive des preuves admises, allant jusqu'à exiger la production d'une offre ferme d'établissements bancaires indépendants portant sur un emprunt présentant des caractéristiques similaires ou à être particulièrement critique sur les méthodologies des études de comparables produites en l'absence d'offre de prêt.
Le présent arrêt constitue peut-être le tournant attendu par les contribuables face aux incertitudes nées de de la jurisprudence sur le sujet.
La société Studialis a émis fin janvier 2008 des emprunts obligataires souscrits notamment par des fonds britanniques qui lui étaient liés[4]. Les obligations, qui n'offraient aucune garantie ni sûreté, étaient rémunérées à un taux annuel de 10% avec capitalisation des intérêts. Leur remboursement et le paiement des intérêts capitalisés étaient subordonnés au remboursement intégral de toutes les autres dettes de la société.
Pour justifier la normalité du taux pratiqué, la société Studialis a produit les éléments suivants :
- une offre de prêt émise début 2008 par une banque à un taux de 12% pour un financement présentant des caractéristiques similaires ;
- une attestation du 27 janvier 2015 de la Bank of Ireland confirmant avoir été sollicitée à chaque nouvelle émission d'obligation et avoir confirmé à chaque fois qu'elle aurait escompté une marge sur Euribor comprise entre 10 % et 12% pour un financement équivalent ;
- une étude de comparables qui, après avoir analysé les caractéristiques de la société, indique des taux de marché allant de 8,32% à 11,68% sur les années 2008 à 2011 ; et
- une étude d'une autre banque sur les taux appliqués sur les marchés européens entre 2008 et 2012 pour des financements « juniors » ainsi que pour des financements « PIK » semblables aux obligations et qui conclut à un taux systématiquement supérieur à 10%.
En dépit de l'ensemble de ces éléments, l'administration fiscale a rectifié les résultats de la société à hauteur de la fraction des intérêts versés dépassant le taux de l'article 39, 1-3° du CGI au titre des exercices 2011 à 2014.
Après un jugement défavorable du tribunal administratif de Paris[5], la société Studialis a interjeté appel auprès de la cour administrative d'appel de Paris qui, de manière surprenante au regard des positions que la cour a pu adopter depuis l'avis Wheelabrator mentionné ci-avant, accueille favorablement les éléments de preuve présentés par la société.
La cour souligne tout d'abord que l'offre de prêt de 2008 émane d'un établissement qui avait, par le passé, consenti des prêts bancaires à la société Studialis et était par conséquent en mesure d'apprécier ses conditions de financement et son taux d'insolvabilité. La cour écarte par ailleurs l'un des arguments de l'administration selon lequel l'offre de prêt doit nécessairement provenir d'une banque qui dispose d'une expertise particulière en matière de prêt à des sociétés intervenant dans le domaine de l'emprunteur – ici le secteur de l'enseignement – afin de revêtir un caractère probant. Pour la cour, la requérante « exposait sans être contredite que ce secteur ne présente pas de spécificités particulières en matière de financement et que la banque intervient dans des domaines variés, notamment dans le secteur tertiaire ». A ce titre il est intéressant de constater que l'administration a cherché à ajouter à la loi, qui prévoit uniquement que le taux provienne d'un établissement ou organisme de crédit, un critère fort subjectif et dont la validité semble difficile à évaluer tant pour l'administration que pour les contribuables.
Alors que l'administration et les premiers magistrats remettaient en cause le caractère probant de cette offre en l'absence d'un engagement ferme de la part de la banque, cette absence ne disqualifie pas l'offre selon la cour dès lors qu'aucun élément n'est susceptible de remettre en cause sa validité au cas d'espèce. La cour applique ainsi le principe de la liberté de preuve qu'elle avait justement consacré dans l'affaire Ambassador en jugeant que « l'administration n'est pas fondée à exiger de l'entreprise la production d'une offre de prêt contemporaine aux opérations pour justifier de la pertinence du taux d'intérêt ». Ce principe a depuis été repris par le Conseil d'Etat dans l'avis Wheelabrator précité en affirmant que « l'entreprise emprunteuse, à qui incombe la charge de justifier du taux qu'elle aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants pour un prêt consenti dans des conditions analogues, a la faculté d'apporter cette preuve par tout moyen ».
Les autres éléments apportés par la société ne font pour la cour que confirmer la normalité du taux pratiqué et démontrer la force probante du comparable retenu, à savoir :
- l'attestation de l'établissement Bank of Ireland qui, si elle ne comporte pas d'éléments chiffrés sur les montants demandés et les conditions d'emprunt, corrobore selon la cour les termes de l'offre de prêt bancaire dès lors que les dettes sont remboursables in fine comme les obligations de la société Studialis et sont subordonnées au paiement de la dette « senior ».
- l'étude comparative des taux réalisée par un cabinet indépendant relatifs à des obligations émises par des sociétés sur le marché européen au cours des années en litige. Après avoir souligné que (i) l'étude a été réalisée à une date postérieure à celle de l'emprunt intragroupe, (ii) l'estimation du profil de risque de l'emprunteur, réalisée avec le logiciel Riskcalc®, était basée sur ses seuls comptes consolidés historiques, et (iii) sans tenir compte d'un éventuel soutien financier des fonds britanniques en cas de difficultés, la cour conclut néanmoins qu'elle corrobore la pertinence du taux pratiqué par la société Studialis.
- l'étude de marché pour des financements émanant d'une autre banque et qui énonce que le taux de 10% appliqué aux obligations émises « était en adéquation avec les taux de marché sur la même période pour des prêts similaires et même inférieur à ceux-ci », même si la cour relève que les données restent générales, et non spécifiques.
Cet arrêt de la cour administrative d'appel de Paris doit être salué pour son pragmatisme dans l'appréciation des éléments mis en avant par la société requérante pour justifier la normalité du taux pratiqué au regard des moyens dont cette dernière dispose.
Face à l'impossibilité pratique de produire des offres de prêts fermes à des seules fins fiscales[6], et vu le rejet systématique des offres de prêts « non-fermes » par l'administration, les contribuables ne pouvaient généralement que s'appuyer sur les études de comparables, elles-mêmes sujettes à discussion bien que la jurisprudence du Conseil d'Etat semble valider leur utilisation.
Jusqu'à ce jour, l'administration fiscale et la jurisprudence, à quelques exceptions près[7], se montrent particulièrement critiques sur la méthodologie suivie dans les études de comparables pour apprécier le profil de risque de la société emprunteuse et la qualité des comparables sélectionnés. La cour administrative d'appel de Paris avait elle-même rendu une série d'arrêts rejetant ce type d'études.
Ainsi, contrairement à la solution retenue ici, la cour avait critiqué l'approche par comparaison avec les rendements de prêts obligataires retenue dans l'affaire « Apex Tools[8] » au motif que la notation de crédit de la société requérante avait été attribuée en tenant compte des états financiers agrégés du sous-groupe qu'elle formait avec quatre de ses filiales et sous-filiales. C'est pourtant une approche similaire qui a été retenue dans le cas de la société Studialis.
Par ailleurs, la cour ne remet pas ici en cause l'utilisation du logiciel RiskCalc® développé par Moody's pour estimer la note de crédit de la société Studialis, alors que cet outil a été critiqué dans les affaires « Apex Tools[9] » et « SAS Willink[10] ». L'administration reproche habituellement à ces logiciels de ne pas donner une véritable notation de crédit dès lors qu'ils ne tiennent pas compte de tous les facteurs quantitatifs et qualitatifs généralement pris en compte par les agences de notation de crédit, et se fondent sur des données renseignées par le contribuable lui-même. Si des alternatives plus transparentes mais moins simples à utiliser existent, force est toutefois de reconnaitre que ces outils ont le mérite de faciliter la constitution d'un faisceau d'indices qui guide l'analyste dans l'identification du risque de crédit propre à l'entité considérée.
Notons à ce propos que le Conseil d'Etat a depuis rendu une décision « Sté BSA[11] » dans laquelle il a censuré le motif retenu par la cour administrative de Versailles pour rejeter l'utilisation de RiskCalc. Dans cette affaire, les juges versaillais avaient invalidé la notation de crédit dont se prévalait la société au motif qu'elle résultait de l'utilisation d'un logiciel de « rating automatique », qui ne tenait pas compte de tous les facteurs reconnus comme prévisionnels et se fondait sur des données renseignées en ligne par la société elle-même. Pour sa part, le Conseil d'Etat note qu'il n'était pas contesté que RiskCalc était alimenté à partir des bilans et comptes de résultats de la société sur plusieurs années. La rapporteure publique concluant dans cette affaire considère que refuser par principe la notation de crédit apportée par une société par un tel logiciel « revient à n'admettre comme élément probant qu'une notation de crédit officielle attribuée par une agence de notation »[12]. Si la rapporteure publique concède que le rating d'une agence de notation est plus fin et précis, elle remarque également que de tels outils de rating sont explicitement cités par les instructions de l'OCDE sur les prix de transfert relatives aux transactions financières.[13]
Autre critique couramment mise en avant par les juges du fond, la nécessité que les comparables obligataires retenus par le contribuable soient issus du même secteur d'activité. Sur ce point, la cour administrative d'appel de Paris note dans sa décision « Studialis » que « le taux de 10 % était conforme aux taux pratiqués au cours des années en litige sur le marché européen pour des instruments similaires aux obligations émises par des sociétés industrielles présentant des caractéristiques proches de celles de la société ».
Alors, pourquoi une solution favorable au cas d'espèce ? Cela semble s'expliquer par la présence d'une offre de prêt émanant d'une banque et contemporaine du financement intragroupe litigieux. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une offre de prêt ferme, la cour considère que les conditions dans lesquelles elle a été émise permettent d'établir la normalité du taux d'intérêt intragroupe.
Notons néanmoins que pour les besoins des règles de prix de transfert, donc au titre de l'article 57 du code général des impôts et dans le cadre de l'application des conventions fiscales, l'OCDE considère que « [les] avis formulés par des banques ne constituent pas de véritables offres de prêt (…) En règle générale, les avis écrits émanant de banques ne doivent donc pas être considérés comme apportant la preuve que le principe de pleine concurrence a bien été respecté[14] ». Pour l'OCDE, ces avis ne reposent pas sur une comparaison avec des transactions réelles et ne constituent pas de véritables offres de prêt dès lors qu'ils n'engagent pas les banques émettrices.
On peut alors se demander si la même solution aurait été retenue dans l'hypothèse où l'ensemble de l'argumentaire du contribuable avait reposé sur la seule offre de prêt bancaire. Il semble raisonnable de supposer que c'est l'ensemble des efforts d'analyse et de documentation produits par le contribuable, y compris l'étude de comparables, qui permettent d'établir le caractère probant de l'offre de prêt bancaire et qui ont, à bon droit, ici convaincu les juges.
Difficile en tout cas d'affirmer si cet arrêt n'est qu'un cas isolé dans une jurisprudence globalement très, nous oserions dire trop, exigeante en termes de charge de la preuve, ou s'il s'agit d'un tournant dans la manière dont les éléments de preuve seront effectivement appréciés par les juges[15]. Une certitude cependant, les contribuables doivent se constituer des moyens de preuve suffisamment précis et pertinents à leur situation propre afin de fournir un faisceau d'indices sur la normalité du taux pratiqué.
Il reste désormais à l'administration fiscale à tirer les conséquences de la jurisprudence. L'espoir est permis puisque, selon nos informations, l'administration aurait fait évoluer dans ce sens sa doctrine interne, ce qui pourrait permettre aux contribuables et aux services de contrôle de débattre davantage de la qualité de l'ensemble des éléments produits à l'appui du taux d'intérêt retenu.
A toutes fins utiles, soulignons enfin que le Conseil d'Etat a très récemment réitéré la possibilité de s'appuyer sur des comparables issus du marché obligataire dans sa décision « SAS WB Ambassador » du 10 décembre 2020.[16] Par cette décision, rendue en formation restreinte, le Conseil d'Etat censure sans surprise la cour administrative d'appel de Paris qui avait écarté les études produites par la société requérante – comparaison par rapport à une opération de financement bancaire interne, comparaison par référence à des taux d'intérêts obligataires moyens, et comparaison des conditions de financement avec celles obtenues par un panel de sociétés du secteur hôtelier – au seul motif que celles-ci « se fondent sur des comparables de taux issus de marchés financiers obligataires »[17]. Cet arrêt de la cour administrative d'appel de Paris, très critiqué lors de sa parution, était depuis l'avis « Wheelabrator » en contradiction avec la position du Conseil d'Etat. Comme cela ressort des conclusions du rapporteur public sous l'arrêt du Conseil d'Etat, le ministre convenait lui-même de l'erreur de droit de la cour administrative de Paris[18].
Si cette décision doit être saluée, elle n'apporte en revanche pas d'éléments nouveaux sur l'appréciation des éléments de preuve pouvant être apportés par les contribuables, notamment sur la question de la notation de crédit, ou encore sur les ajustements de comparabilité pour corriger les différences de caractéristiques entre le prêt intragroupe et les comparables retenus. A l'instar de la décision « BSA » précitée, le Conseil d'Etat renvoie à la cour administrative d'appel de Paris le soin de se prononcer à nouveau sur les éléments et les études produits par la société.
Affaire(s) à suivre !
* Article paru dans l'espace abonnés EFL
[2] CAA Paris, 22 octobre 2020, n° 18PA01026, Sté Studialis
[3] CE, Avis, 10 juillet 2019, n° 429426, 429428, SAS Wheelabrator Group
[4] Ces fonds étaient également associés d'une société de droit luxembourgeois, laquelle est l'associée principale de la société Studialis.
[5] TA Paris 30-1-2018 no 1707553, Société Studialis.
[6] En effet, il est peu probable qu'une banque engage l'ensemble du processus d'émission d'une offre ferme de crédit, qui suppose la réunion et l'accord du comité de crédit, pour un client qui souhaite simplement conforter le taux de son financement intragroupe.
[7] TA Montreuil, 30 mars 2017, n° 1506904 et TA Versailles, 6 décembre 2019, n° 1607393, 1806803, SAS Wheelabrator Group.
[8] CAA Paris, 10 mars 2020, n° 18PA00608, SAS Apex Tool Group.
[9] Ibid.
[10] CAA Paris, 23 septembre 2020, n° 20PA00585, SAS Willink.
[11] CE, 11 décembre 2020, n° 433723, Sté BSA
[12] CE, 11 décembre 2020, n° 433723, Sté BSA, conclusions Karin Ciavaldini.
[13] OCDE (2020), Instructions sur les prix de transfert relatives aux transactions financières : Cadre inclusif sur le BEPS : Actions, 4, 8-10, OCDE, Paris, §10.72 à 10.75.
[14] OCDE (2020), Instructions sur les prix de transfert relatives aux transactions financières : Cadre inclusif sur le BEPS : Actions, 4, 8-10, OCDE, Paris, §10.108.
[15] A cet égard, dans un arrêt du 10 décembre 2020, postérieur à la décision Studialis commentée, la CAA Paris semble reprendre le fil de sa jurisprudence défavorable passée, illustrée par les décisions Willink et Apex Tool précédemment citées (CAA Paris, 10 décembre 2020, n°18PA02715, Sté Paule Ka Holding).
[16] CE, 10 décembre 2020, n°428522, SAS WB Ambassador.
[17] CAA Paris, 31 décembre 2018, n° 17PA03018, SAS WB Ambassador.
[18] Le ministre défendait sa position, et la solution retenue au fond par la cour administrative d'appel, en contestant la preuve de la notation de crédit de la société.