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Fiscalité des entreprises
Abus de droit et doctrine administrative : le montage artificiel chasse l'opposabilité
Mathieu Ferré, Jérôme Ardouin
Procédant à un revirement de jurisprudence, le Conseil d'Etat admet que la procédure de l'abus de droit fiscal puisse être mise en œuvre à l'encontre d'un contribuable qui a recherché, à travers un montage artificiel, le bénéfice d'une interprétation favorable retenue par l'administration fiscale dans sa doctrine.
Dans une décision du 28 octobre 2020[1], le Conseil d'Etat, dans sa formation de jugement la plus solennelle, considère que l'administration est en droit de faire obstacle à la garantie contre les changements de doctrine prévue à l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales (LPF) en mettant en œuvre la procédure de l'abus de droit de l'article L. 64 du LPF si elle démontre, par des éléments objectifs, que la situation à raison de laquelle le contribuable entre dans les prévisions de la loi, dans l'interprétation qu'en donne le ministre par voie d'instruction ou de circulaire, procède d'un montage artificiel, dénué de toute substance et élaboré sans autre finalité que d'éluder ou d'atténuer l'impôt.
La Haute assemblée revient se faisant sur la solution qu'elle avait retenue en 1998 dans l'affaire dite des « fonds turbo »[2].
Dans cette affaire, le dirigeant de la société SAS Marie-Clémence avait acquis le 17 mars 2010, 50 000 actions de la SA Balmain lui permettant de détenir 1,053 % du capital de cette société. Quelques mois plus tard, le 25 mai 2010, il avait cédé 4 000 de ces actions à une SCI détenue par deux sociétés elles-mêmes détenues par un collaborateur du dirigeant, ce qui avait permis de ramener sa détention dans la SA Balmain à 0,97 %. Le lendemain, le dirigeant avait alors cédé la totalité des titres qu'il détenait dans la SAS Marie-Clémence à la SA Balmain pour un montant de 5 000 000 euros avant de prendre sa retraite. Le contribuable avait alors considéré que la plus-value liée à la cession de ces titres était exonérée en application des dispositions des articles 150-0 D bis et 150-0 D ter du code général des impôts (CGI). Ultérieurement, le 5 juin 2013, soit 3 ans et 10 jours après la cession des titres à la SA Balmain, le contribuable a acquis pour trois euros la totalité des parts de la SCI dont il a été nommé gérant, lui permettant ainsi de récupérer indirectement le contrôle des titres qu'il avait cédés à cette dernière.
Pour prétendre à cette exonération, le contribuable s'était placé dans les clous de la doctrine administrative. En effet, selon les dispositions de l'article 150-0 D ter du CGI alors applicables, le bénéfice de l'abattement sur la plus-value en faveur des dirigeants partant à la retraite était notamment subordonné à ce que le cédant ne détienne aucun droit de vote ou droit aux bénéfices de l'entreprise cessionnaire des titres[3]. Cependant, dans ses commentaires, l'administration avait admis que l'abattement pouvait s'appliquer dès lors que le cédant détenait au plus 1 % des droits de vote ou des droits aux bénéfices sociaux de la société cessionnaire ; cette limite devant être respectée à la date de la cession des titres et pendant les trois années suivantes[4].
A la suite d'une opération de contrôle, l'administration a considéré que la cession d'une partie des titres de la SA Balmain à la SCI la veille de la cession des titres de la SAS Marie-Clémence avait eu pour seul objet de permettre au contribuable d'entrer dans le cadre de cette tolérance doctrinale afin de bénéficier de l'exonération de la plus-value et l'a donc redressé sur le fondement de la procédure de l'abus de droit fiscal prévue à l'article L. 64 du LPF.
Un tel redressement pour « abus de doctrine » semblait se heurter à la position exprimée par le Conseil d'Etat dans le cadre de l'affaire des fonds turbo, selon laquelle les dispositions de l'article L. 80 A du LPF, qui permettent au contribuable d'opposer à l'administration sa propre doctrine, faisaient obstacle à ce que cette dernière recoure à la procédure de l'abus de droit fiscal[5]. Bien qu'ancienne, cette jurisprudence semblait toujours d'actualité puisqu'elle avait été récemment rappelée dans un avis du comité de l'abus de droit fiscal qui avait considéré que la procédure de l'abus de droit prévue à l'article L. 64 du LPF ne pouvait pas s'appliquer dans l'hypothèse où le contribuable ne recherchait pas une application littérale de la loi mais se prévalait d'une interprétation favorable qu'en avait retenue l'administration dans sa doctrine[6].
Cependant, contre toute attente, ce redressement avait été validé successivement par le tribunal administratif de Paris[7] puis par la cour administrative d'appel de Paris, réunie dans sa formation la plus solennelle, dans un arrêt particulièrement remarqué[8].
Pour s'écarter de la jurisprudence des fonds turbo, les juridictions du fond s'étaient prévalues de la modification des dispositions de l'article L. 64 du LPF, opérée par la loi de finances rectificative pour 2008, qui visaient désormais l'application littérale des textes et celle de « décisions »[9]. Se basant sur les travaux parlementaires, les magistrats parisiens avaient considéré que, par cet ajout, le législateur avait voulu expressément viser la doctrine de l'administration, ce qui permettait d'admettre que la procédure d'abus de droit était applicable en la matière. Par ailleurs, afin de contourner la difficulté tenant à la nécessité d'établir le fait que l'application littérale de la doctrine était contraire à l'intention de son auteur, la cour administrative d'appel de Paris avait considéré que les opérations réalisées par le contribuable constituaient un montage artificiel ; qualification permettant de faire l'économie de la recherche de cette intention[10].
Saisi du pourvoi du contribuable, le Conseil d'Etat admet la possibilité pour l'administration de refuser à un contribuable l'opposabilité de sa doctrine en mettant en œuvre la procédure de l'abus de droit lorsqu'elle démontre l'existence d'un montage artificiel.
La Haute assemblée n'embrasse cependant pas pleinement le raisonnement retenu par les juges du fond puisque, à la différence de ces derniers, elle retient que le terme « décisions » figurant dans l'article L. 64 du LPF « ne peut pas être interprété comme faisant référence aux instructions ou circulaires émanant de l'administration fiscale ».
La solution retenue par l'assemblée du contentieux est ainsi déconnectée de la modification législative intervenue en 2008 et est uniquement fondée sur l'affirmation prétorienne d'une exception au principe consacré dans l'avis sur les fonds turbo :
« Les dispositions précitées de l'article L.80 A du livre des procédures fiscales instituent un mécanisme de garantie au profit du redevable qui, s'il l'invoque, est fondé à se prévaloir, à condition d'en respecter les termes, de l'interprétation de la loi formellement admise par l'administration, même lorsque cette interprétation ajoute à la loi ou la contredit. Elles font obstacle à ce que l'administration rehausse l'imposition du contribuable en soutenant que ce dernier, tout en se conformant aux termes mêmes de cette instruction ou circulaire, aurait outrepassé la portée que l'administration entendait en réalité conférer à la dérogation aux dispositions de la loi fiscale que l'instruction ou la circulaire autorisait. Toutefois, l'administration peut mettre en œuvre la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales et faire échec à ce mécanisme de garantie si elle démontre, par des éléments objectifs, que la situation à raison de laquelle le contribuable entre dans les prévisions de la loi, dans l'interprétation qu'en donne le ministre par voie d'instruction ou de circulaire, procède d'un montage artificiel, dénué de toute substance et élaboré sans autre finalité que d'éluder ou d'atténuer l'impôt. »
Appliquant cette grille de raisonnement au cas d'espèce, le Conseil d'Etat valide, modulo l'interprétation du terme de décisions, le raisonnement retenu par la cour administrative d'appel de Paris en considérant que celle-ci avait, d'une part, à bon droit estimé que l'administration pouvait mettre en œuvre la procédure de l'abus de droit lorsque le contribuable s'était placé dans le champ d'une de ses tolérances doctrinales par le biais d'un montage artificiel et, d'autre part, exactement qualifié les faits de l'espèce en considérant que les opérations réalisées par le contribuable afin de faire baisser temporairement sa participation dans la société cessionnaire en dessous de 1 % constituaient un montage artificiel.
Nouveau coup de canif à la sécurité juridique, s'inscrivant dans un courant plus large de renforcement des moyens de lutte contre fraude et l'évasion fiscales[11], cette décision offre quelques lots de consolation.
Tout d'abord, le fait que le Conseil d'Etat prévoit que cette mise en échec de la garantie prévue par l'article L. 80 A du LPF ne peut intervenir que dans la cadre de la procédure de l'abus de droit permettra au contribuable de bénéficier des garanties liées à cette procédure, comme la possibilité de demander la saisine du comité de l'abus de droit fiscal. La formation de jugement s'écarte ainsi de la position exprimée à l'audience par le rapporteur public qui invitait la juridiction à retenir qu'un tel redressement devait être effectué sur le fondement du principe général de lutte contre la fraude à la loi, dépourvu des même garanties[12].
Par ailleurs, on peut relever avec intérêt qu'il ressort des motifs de cette décision que le Conseil d'Etat entend exercer un plein contrôle en cassation de cette notion de « montage artificiel » puisqu'il effectue ici un contrôle de la qualification juridique des faits.
Enfin, bien que cette décision ne définisse pas quelles sont les « décisions » visées à l'article L. 64 du LPF, l'interprétation retenue exclut l'application de la procédure de « mini-abus de droit » prévue à l'article L. 64 A du LPF dans le cas où le contribuable fait application d'une tolérance doctrinale ; est ainsi infirmée l'interprétation qu'avait retenue l'administration dans ses commentaires administratifs[13].
Ces maigres satisfactions ne permettent cependant pas d'effacer la saveur amère que laisse cette décision chez les praticiens puisque celle-ci vient, une fois encore, sacrifier la sécurité juridique sur l'autel de la lutte contre la fraude : Fraus omnia corrumpit, y compris l'opposabilité de la doctrine... Si on peut espérer que les juges sauront appliquer cette nouvelle solution avec discernement et qu'elle ne devrait concerner en pratique que des situations rarissimes, la menace du montage artificiel planera toutefois au-dessus des contribuables se prévalant d'une tolérance doctrinale.
Si les mauvais esprits regagnent leur monde une fois la nuit d'Halloween finie, il est à craindre que cette jurisprudence ne rôde longtemps parmi nous. Espérons seulement qu'elle reste « confinée » à une affaire somme toute caricaturale…
[1] CE, Ass., 28 octobre 2020, n° 428048, M. A
[2] CE, Ass., avis, 8 avril 1998, n° 192539, Société de distribution de chaleur de Meudon et Orléans (SDMO)
[3] CGI, art. 150-0 D ter, I, 4°
[4] BOI 5 C-1-07 du 22 janvier 2007, §§ 165 et s.
[5] CE, Ass., avis, 8 avril 1998, n° 192539, SDMO ; Le passage pertinent de l'avis était le suivant : Dans l'hypothèse où le contribuable n'a pas appliqué les dispositions mêmes de la loi fiscale mais a seulement entendu se conformer à l'interprétation contraire à celle-ci qu'en avait donnée l'administration dans une instruction ou une circulaire, l'administration ne peut faire échec à la garantie que le contribuable tient de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales et recourir à la procédure de répression des abus de droit en se fondant sur ce que ce contribuable, tout en se conformant aux termes mêmes de cette instruction ou circulaire, aurait outrepassé la portée que l'administration entendait en réalité conférer à la dérogation aux dispositions de la loi fiscale que l'instruction ou la circulaire autorisait. Elle peut seulement, le cas échéant, contester que le contribuable remplissait les conditions auxquelles l'instruction ou la circulaire subordonne le bénéfice de l'interprétation qu'elle donne.
[6] Comité de l'abus de droit fiscal, 6 novembre 2015, aff. n° 2015-07, 2015-08 et 2015-09
[7] TA Paris, 4 janvier 2017, n° 1516621, M. C
[8] CAA Paris, ch. réun., 20 décembre 2018, n° 17PA00747, M. C
[9] L. n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008, art. 35
[10] V. par exemple CE, plén., 25 octobre 2017, n° 396954, Verdannet
[11] On pense notamment aux travaux BEPS de l'OCDE, à l'adoption des directives ATAD, à la multiplication des dispositifs anti-abus dans l'ordre interne et aux récents développements de la CJUE concernant le principe général de lutte contre les pratiques abusives (v. à ce titre CJUE, gde ch., 26 février 2019, aff. jtes C-116/16 et C-117/16, T Danmark et a. ; CJUE, gde ch., 26 février 2019, aff jtes C-115/16, C-118/16, C-119/16, et C-299/16, N Luxembourg et a.)
[12] CE, Sect., 27 septembre 2006, n° 260050, Sté Janfin
[13] BOI-CF-IOR-30-20, 31 janvier 2020, n° 70