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Fiscalité des entreprises
Abus de droit en cas d'inaction : le Conseil d'Etat franchit le Rubicon*
Jérôme Ardouin
Dans une décision récente[1], le Conseil d'Etat retient que commet un abus de droit une société qui, contrairement à ses filiales, n'a pas modifié la date de clôture de son exercice et a ainsi conservé l'avantage découlant de l'ancien plafonnement de la quote-part de frais et charges du régime mère-fille. Ou quand l'inaction devient abusive…
Il existe peu de certitudes en matière d'abus de droit, la jurisprudence redessinant sans cesse les contours de la notion. Une de ces certitudes, ancrées dans les réflexes des praticiens, était de considérer que l'abus de droit suppose un acte de la part du contribuable, comme cela ressort d'ailleurs du texte de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales : à défaut d' « acte », point d'abus. Une décision du Conseil d'Etat du 19 mai 2021 est pourtant venue la balayer.
Les faits étaient les suivants : une société est créée début janvier 2010, avant d'acquérir, le 27 janvier, un groupe de sociétés ; le prix d'acquisition étant financé par une distribution du groupe cible et par un emprunt.
A l'origine, la société acquéreuse, dont la date de clôture avait été fixée à sa création au 31 janvier, devait former un groupe fiscal intégré avec le groupe cible dès le 1er février 2010 : le premier exercice du nouveau groupe devait prendre fin le 30 juin 2010 afin d'ouvrir les futurs exercices le 1er juillet. A cette fin, les assemblées générales des sociétés du groupe cible avaient décidé le 27 janvier d'avancer leur date de clôture du 30 juin au 31 janvier.
Suite à un imprévu, il a été décidé de repousser le début de l'intégration fiscale au 1er juillet 2010 et les assemblées générales des sociétés cibles ont, le 30 janvier, rétabli leur date de clôture au 30 juin. En revanche, les associés de la société acquéreuse ont acté le report de l'intégration fiscale sans modifier sa date de clôture. Ce n'est que le 30 juin que son assemblée générale a décidé de clôturer l'exercice en cours le jour même et de modifier ses statuts pour fixer le début ses exercices au 1er juillet de chaque année, comme les autres membres du groupe.
En l'absence de charges supportées au cours de son exercice clos au 31 janvier 2010, les dividendes reçus le 27 janvier ont été totalement exonérés compte tenu du plafonnement de la quote-part de frais et charges alors prévu par l'article 216 du code général des impôt[2].
Invoquant l'abus de droit, l'administration a écarté la date de clôture du 31 janvier 2010 au profit de celle du 30 juin 2010, ce qui augmentait la quote-part de frais et charges à réintégrer. Selon les conclusions du rapporteur public, l'administration reprochait à la société d'avoir, en dépit du report de l'intégration, maintenu un exercice abrégé afin d'éviter la réintégration de la quote-part qu'elle aurait supportée en cas de report de sa clôture au 30 juin 2010.
Deux arguments majeurs s'opposaient à la caractérisation d'un abus de droit.
Premièrement, le fait de ne pas modifier la date de clôture n'a produit aucun effet juridique de sorte qu'il semblait impossible de caractériser l'existence d'un « acte », a fortiori, abusif. Pour contourner la difficulté, le Conseil d'Etat s'appuie sur l'obligation d'aligner les dates d'ouverture et de clôture des exercices des sociétés d'un groupe fiscal intégré et le fait que la société avait « initialement choisi de faire coïncider la clôture de son premier exercice avec celle des exercices de ses futures filiales et avec la prise d'effet de l'intégration fiscale » : l'inaction de la société aurait ainsi eu pour effet de dissocier la date de clôture de la société de celle de ses filiales.
Deuxièmement, afin de caractériser un avantage fiscal nécessaire à la qualification d'abus de droit, le Conseil d'Etat prend en compte la charge fiscale qui aurait été celle de la société si elle « n'avait pas clôturé un premier exercice dépourvu de substance le 31 janvier 2010 et avait repoussé cette clôture au 30 juin suivant ». Ainsi, le Conseil d'Etat caractérise un abus de droit par rapport à une situation imaginaire. Un tel raisonnement semblait miroiter avec le principe de non-immixtion dans la gestion de l'entreprise et la règle selon laquelle une entreprise n'est jamais tenue de choisir la voie fiscale la plus onéreuse, mais ces moyens sont écartés par le Conseil d'Etat.
Au final, que retenir ? Face à une telle décision, ni publiée, ni mentionnée au Recueil, il peut être rassurant de la considérer comme d'« espèce », justifiée par des faits ou des enjeux particuliers. Pour les faits, nous vous laissons juges. Pour l'enjeu, le montant de l'impôt sur les sociétés « évité » à l'occasion de cette acquisition de 11 millions s'élevait à… 50 000 euros !
* Cet article a été publié dans Option Finance, n°1610, 7 juin 2021
[1] CE, 19 mai 2021, n° 429476, Sté Comsa
[2] Selon l'article 216 alors en vigueur, la quote-part de frais et charges ne pouvait excéder le montant total des frais et charges exposés par la société au cours de la période d'imposition.