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Fiscalité des entreprises
Un contentieux à rebondissement à en perdre ses ressorts
Pascal Schiele - Flora Sicard
Les retenues à la source sur dividendes sortants, versés à des actionnaires non-résidents ne pouvant bénéficier du régime mère-fille français et présentant des résultats fiscalement déficitaires, ont donné lieu à une jurisprudence mouvementée ayant abouti à la décision bien connue du Conseil d'Etat en date du 27 février 2019[1].
Dans cette décision, la Haute Assemblée a énoncé que l'avantage de trésorerie dont bénéficie une société résidente déficitaire, percevant des dividendes de source française, imposables seulement au titre de l'exercice au cours duquel ses résultats redeviendront bénéficiaires, constitue une différence de traitement constitutive d'une restriction à la liberté de circulation des capitaux, puisqu'à participation équivalente, l'actionnaire non-résident, présentant aussi des résultats fiscalement déficitaires, devra supporter la retenue à la source en question (CGI, art. 119 bis 2) et ce, de façon immédiate et définitive.
Pour en arriver à cette conclusion, la Haute Assemblée avait jugé nécessaire de saisir la CJUE à titre préjudiciel[2], saisine ayant donné l'occasion aux juges de Luxembourg d'énoncer que le principe de libre circulation des capitaux s'opposait à ladite retenue à la source[3].
Une histoire à rebondissement
Si ces solutions constituent l'aboutissement d'une histoire à rebondissement, c'est dans la mesure où, quelques années auparavant, ce même sujet avait déjà été évoqué devant le Conseil d'Etat par un autre contribuable et qu'à cette occasion, la Haute Assemblée avait énoncé au contraire, sans même saisir la CJUE à titre préjudiciel, que le principe de libre circulation des capitaux ne s'opposait pas à cette retenue à la source fondée sur l'article 119 bis 2 du CGI[4].
Sans doute étonné par le sens de cette décision et surtout par l'absence de saisine de la CJUE à titre préjudiciel, le contribuable concerné avait alors introduit une plainte auprès de la Commission européenne[5]. Celle-ci avait identifié une différence de traitement et avait donc, le 24 mars 2014, mis en demeure à la République française de modifier sa législation.
C'est en réponse à cette mise en demeure que le Gouvernement français avait introduit dans le projet de loi de finances rectificative pour 2015 un article 32 prévoyant l'insertion dans le CGI d'un nouvel article 119 quinquies, avec un exposé des motifs précisant clairement que cette disposition avait pour objet de conformer le droit français au droit de l'Union européenne et évoquant expressément la procédure de plainte.
Ce texte avait donné lieu à une empoignade parlementaire entre le gouvernement et les Commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat lorsque ces dernières avaient réalisé que le texte proposé par l'exécutif s'éloignait de façon significative des demandes des autorités de Bruxelles.
En effet, la Commission européenne exigeait que la différence de traitement soit systématiquement éliminée lorsque le crédit d'impôt n'est pas susceptible d'être utilisé par l'actionnaire non-résident, évoquant, à titre d'exemple, le cas des sociétés déficitaires ou le cas des sociétés en liquidation.
Or le texte proposé par le gouvernement avait quelque peu réduit la portée des analyses de la Commission européenne en limitant les exonérations de retenues à la source aux seuls actionnaires non-résidents à la fois déficitaires et en liquidation.
Cette démarche réductrice du Gouvernement n'a donc pas échappé à la vigilance des Commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat qui souhaitaient au contraire procéder à une complète mise en conformité du droit français, sur la base des exigences de la Commission européenne, d'où les débats parlementaires sur cette réforme à coups d'amendement et de contre-amendement, opposant les partisans du « et » et les partisans du « ou ».
C'est finalement le gouvernement, partisan du « et » (c'est-à-dire de la mise en conformité partielle) qui l'emportera, après une intervention remarquée du Secrétaire d'Etat au budget qui avait déclaré devant les sénateurs : « Il y a des contentieux qu'on gagne et des contentieux qu'on perd ! […], en l'espèce, après l'arrêt du Conseil d'Etat [nda : l'arrêt de 2012 dans l'affaire GBL Energy, à l'origine de la plainte], nous sommes sûrs de nous, même si évidemment on ne peut jamais préjuger à 100 % de l'avenir : nous pensons très sincèrement que la Cour de justice contredirait la Commission sur ce point »[6].
Comme il fallait le prévoir, cette réforme n'a pas été jugée convaincante par la Commission européenne qui, le 17 mai 2017, a adressé aux autorités françaises un avis motivé leur donnant un délai de deux mois pour modifier la législation en cause, sans quoi les autorités de Bruxelles avaient précisé qu'elles se réservaient le droit de saisir la CJUE.
C'est donc sous la pression de la Commission européenne que le Conseil d'Etat, dans le cadre du dossier « SOFINA », a finalement saisi la CJUE à titre préjudiciel le 30 septembre 2017.
Une question de procédure
Ce contentieux pose finalement une importante question de procédure, liée à la situation des contribuables qui avaient en vain soulevé ce même moyen d'euro-incompatibilité devant le juge de l'impôt et qui ont vu le Conseil d'Etat rejeter leur requête, sans même saisir la CJUE à titre préjudiciel.
En effet, ces dossiers ont ainsi donné lieu à des décisions définitives de la Haute Assemblée, ayant naturellement autorité de la chose jugée. Or, le Livre des procédures fiscales ne contient pas aujourd'hui de dispositif spécifique permettant aux contribuables concernés de réintroduire valablement leur plein contentieux d'assiette, lorsque la CJUE relève une violation du Traité FUE que le juge interne n'avait pas identifié auparavant, malgré les demandes des requérants. Les contribuables doivent ainsi s'orienter vers une action indemnitaire, en invoquant l'existence d'un dysfonctionnement du service public de la justice, lié au refus opposé par le Conseil d'Etat de saisir ladite CJUE à titre préjudiciel[7].
En la matière, la CJUE précise qu'une telle responsabilité ne saurait être engagée que dans des cas exceptionnels où la juridiction nationale a méconnu de manière manifeste le droit de l'Union (le caractère manifeste dépendant de nombreux facteurs, notamment « le degré de clarté et de précision de la règle violée, l'étendue de la marge d'appréciation que la règle violée laisse aux autorités nationales, le caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, le caractère excusable ou inexcusable d'une éventuelle erreur de droit, la circonstance que, le cas échéant, les attitudes prises par une institution de l'Union européenne ont pu contribuer à l'adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit de l'Union, ainsi que l'inexécution, par la juridiction nationale en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel en vertu de l'article 267, troisième alinéa, TFUE)[8].
En pratique, cette action indemnitaire semble d'une certaine agressivité vis-à-vis de la Haute Assemblée. Elle appelle en outre à la réflexion puisque le juge compétent pour en connaître est le juge administratif lui-même, si bien que l'on peut aisément imaginer l'embarras des juges du fond saisis pour juger de la faute commise par le Conseil d'Etat et pour évaluer le préjudice que ce dernier a causé au contribuable. Au final, le Conseil d'Etat sera même compétent pour juger de sa propre faute, configuration dans laquelle on ne peut s'empêcher de voir la Haute Assemblée comme juge et partie[9].
Pour éviter ces actions indemnitaires inutilement agressives, les autorités françaises pourraient utilement compléter le Livre des procédures fiscales d'une nouvelle procédure, qui permettrait aux contribuables de « réactiver » leur plein contentieux d'assiette, nonobstant une décision définitive du Conseil d'Etat ayant rejeté leur requête et refusé de saisir la CJUE à titre préjudiciel[10]. Cette action, limitée à ces seuls contribuables, pourrait être introduite dès l'arrêt ultérieurement rendu par la CJUE dans une autre affaire, constatant au contraire l'euro-incompatibilité de la législation nationale en question[11].
Certes, le droit de l'Union européenne respecte l'autonomie procédurale des États et protège le principe d'autorité de la chose jugée, de sorte que, lorsque les législations nationales ne prévoient pas de telles réactivations de plein contentieux d'assiette, le droit européen n'est d'aucun secours. Tout au plus la CJUE a-t-elle énoncé que le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'opposait pas à la reconnaissance du principe de la responsabilité de l'État du fait de la décision d'une juridiction statuant en dernier ressort[12].
Quant à la saisine de la CEDH, elle ne peut intervenir qu'après épuisement des voies de recours internes liées à l'action indemnitaire
Néanmoins, lorsqu'une telle voie de droit existe en droit national, la CJUE a toujours considéré que les organes administratifs nationaux saisis d'une demande en ce sens devaient réexaminer leurs décisions, même définitives, afin de tenir compte de l'interprétation de la disposition pertinente retenue entre temps par la CJUE[13].
Certains Etats membres de l'Union européenne disposent d'ailleurs déjà de tels recours, à l'instar de la Roumanie. Il nous semble que les autorités françaises pourraient suivre ces exemples et rehausser le niveau de protection procédurale permis par le Livre des procédures fiscales. Malheureusement un amendement visant à modifier l'article L. 190 a été rejeté.
Conclusion
La nouvelle procédure suggérée ici permettrait de garantir les droits des contribuables qui auraient eu raison un peu trop tôt, en leur évitant la voie des recours indemnitaires. Ces contribuables, sans doute très peu nombreux puisque se trouvant dans des situations très particulières, pourraient réengager leur plein contentieux d'assiette pour obtenir la décharge des impositions qu'ils ont supportées en violation du droit de l'Union européenne et donner ainsi plein effet au droit de l'Union. Enfin, le sujet des retenues à la source sur dividendes sortants versés au profit d'actionnaires non-résidents présentant des résultats fiscalement déficitaires n'est pas totalement épuisé, puisqu'il reste encore le sujet de la discrimination procédurale liée au point de départ du délai de réclamation. A ce sujet, une plainte contre la France a également été déposée auprès de la Commission européenne, qui a énoncé qu'elle veillait à ce que les autorités françaises se conforment à l'arrêt SOFINA rendu par la Cour et n'appliquent pas des modalités procédurales discriminatoires. Les prochains mois nous diront ce qu'il en adviendra.
[1] CE, 9ème et 10ème, 27 février 2019, n° 398.662, Sofina SA, Rebelco SA, Sidro SA
[2] CE, 20 septembre 2017, n°398662, Sofina SA, Rebelco SA, Sidro SA
[3] CJUE, 22 novembre 2018, C-575/17
[4] CE, 9 mai 2012, n° 342.221, GBL Energy
[5] Plainte n°2013/4244.
[6] Cf. compte rendu des débats de la séance du 15 décembre 2015 au Sénat.
[7] CJCE, 30 septembre 2003, C‑224/01, Köbler ; CJUE, 11 septembre 2019, C-676/17, Calin ; CJUE, 29 juillet 2019, C-620/17, Hochtief : « le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'oppose pas à la reconnaissance du principe de la responsabilité d'un État membre du fait de la décision d'une juridiction nationale statuant en dernier ressort qui viole une règle de droit de l'Union. En effet, en raison, notamment, de la circonstance qu'une violation des droits tirés du droit de l'Union par une telle décision ne peut normalement plus faire l'objet d'un redressement, les particuliers ne sauraient être privés de la possibilité d'engager la responsabilité de l'État afin d'obtenir par ce moyen une protection juridique de leurs droits.
[8] Voir, en ce sens, CJCE, 5 mars 1996, C‑46/93 et C‑48/93, Brasserie du pêcheur et Factortame, EU:C:1996:79, point 56 ; CJCE, 30 septembre 2003, C‑224/01, Köbler, EU:C:2003:513, points 54 et 55, ainsi que CJUE, 28 juillet 2016, C‑168/15, Tomášová, EU:C:2016:602, point 25.
[9] Le point est parfois évoqué en doctrine. M.C. Bergerès souligne par exemple que « les juridictions du fond jugeront les manquements des juridictions placées au sommet de leur hiérarchie. La solution est donc pour le moins paradoxale. Par exemple, un tribunal administratif risque de condamner l'État pour une violation du droit communautaire imputable au Conseil d'État. (…) Le paradoxe peut être poussé plus loin à la suite des recours successifs, c'est bien la juridiction suprême qui pourra être amenée à examiner ses propres défaillances » (M.C. Bergerès, La responsabilité d'un État membre pour la violation du droit communautaire imputable à une juridiction suprême, Droit fiscal, 2006, n° 36, ét. 55). Cet état des choses n'est toutefois pas spécifique aux recours en responsabilité fondés sur le droit de l'UE mais est finalement inhérent au principe même d'une action en responsabilité du fait du service public de la justice (y compris en droit interne).
[10] Proposition évoquée dans le rapport établi par EY Société d'avocats : « Pour une modernisation du contrôle fiscal : à la recherche de l'équilibre entre efficacité et protection des contribuables », Jean-Pierre Lieb, Charles Ménard et Pascal Schiele.
[11] Des amendements ont été déposés en ce sens à l'Assemblée nationale dans le cadre des débats afférents au projet de loi de finances pour 2020.
[12] CJCE, 30 septembre 2003, C‑224/01, Köbler ; CJUE, 11 septembre 2019, C-676/17, Calin ; CJUE, 29 juillet 2019, C-620/17, Hochtief
[13] CJUE, 13 janvier 2004, C-453/00, Kühne & Heitz NV ; CJUE, 28 juin 2001, C-118/00, Gervais Larsy
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