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Fiscalité des entreprises
TVA : un nouveau bond vers une plus grande harmonisation ?
Eric Cayrel
L'administration fiscale a publié, le 8 août 2019, ses commentaires sur le nouveau régime TVA unifié des bons d'achat[1]. Ceux-ci reprennent, pour l'essentiel, les lignes directrices fixées par la directive européenne harmonisant ce régime au sein de l'Union. Il reste cependant des questions en suspens.
Contexte
La Directive TVA fondatrice 2006/112 du 21 novembre 2006 ne prévoyait pas de régime particulier pour les bons d'achat, laissant donc aux administrations fiscales des Etats membres la charge de le déterminer.
Comme souvent, cette absence d'harmonisation a donné lieu à des divergences d'interprétation susceptibles de conduire à des cas de double-taxation ou de non-taxation en présence d'opérations comprenant un élément transfrontalier, outre l'insécurité fiscale subie par tous les opérateurs et le risque d'un arrêt européen contredisant une pratique locale.
La Directive européenne 2016/1065 du 27 juin 2016 a mis fin à cette situation en unifiant le régime TVA applicable aux différents bons d'achats. Elle devait être transposée en droit français au plus tard le 31 décembre 2018 : la loi de finances pour 2019 y a pourvu en créant un nouvel article 256 ter au sein du code général des impôts et en complétant l'article 266 du même code[2].
Champ d'application
La Directive trace les contours du champ d'application de ce nouveau régime relatif aux bons. Cet exercice n'est, au cas particulier, pas si aisé, et sera sans doute source de contentieux à l'avenir.
Il faut tout d'abord distinguer les bons d'achat des simples bons (ou points) de réduction, pour ne pas attraire incidemment dans les rets de cette nouvelle législation des opérations qui n'en relèvent pas. A cet égard, l'administration confirme qu'un instrument qui n'incorpore pas un droit entier à recevoir un bien ou un service ne constitue pas un « bon » au sens de cette nouvelle législation. Ainsi, sont seuls concernés par cette nouvelle législation les « bons » qui peuvent se suffire à eux-mêmes pour l'obtention d'une contrepartie déterminé (bien ou service), même si l'opérateur peut, s'il le souhaite, compléter la valeur du bon par un paiement complémentaire si d'aventure le bien ou service souhaité excède ce que le bon, seul, permet. En revanche, par exemple, les bons utilisables sous condition d'une valeur minimale d'achats ne sont pas visés par ce nouveau régime faute de permettre d'acquérir à eux-seuls, sans autre paiement, un bien ou un service déterminé.
De même, il convient de distinguer les bons de la monnaie, physique ou électronique, ayant cours légal ou non. Cette fois, le critère semblerait être l'existence d'une garantie apportée par l'émetteur au porteur : si le premier garantit juridiquement au second qu'il pourra échanger son bon contre un bien ou un service déterminé, fourni par lui-même ou une liste de prestataires précisément définis, l'instrument en cause constitue un bon ; à défaut, il s'agit de monnaie.
Enfin, d'autres instruments sont expressément exclus du régime des bons, généralement pour être visés par d'autres dispositions spécifiques : timbres, tickets-restaurant, chèques-vacances, billets de cinéma, etc.
L'existence de deux types de bons. - Une fois le champ d'application de ce nouveau régime clairement délimité, il convient de répartir en deux groupes les instruments qui en font partie. En effet, si le traitement TVA applicable à une opération donnée dépend généralement, en premier lieu, de la classification de l'opération sous-jacente en tant que livraison de biens ou prestations de services, s'y ajoute ici une nouvelle ligne de fracture relative à la nature du bon dont il est question : « bon à usage unique » ou « bon à usages multiples ». A cet égard, tous les bons qui ne répondent pas à la définition du « bon à usage unique » constituent des « bons à usages multiples » : cette dernière est donc d'une catégorie par défaut.
Qu'est-ce qu'un « bon à usage unique » ? - Selon l'administration française, constitue un bon à usage unique un bon pour lequel sont connus, au moment de son émission, le lieu de la livraison de biens ou de la prestation des services à laquelle le bon se rapporte et la TVA y afférente (assiette, taux, territorialité). Comme le souligne l'administration, cela ne signifie pas que le bon ne doit pouvoir être échangé que contre un seul type de bien ou de service mais seulement qu'il est possible de calculer, dès l'émission du bon, le montant de TVA qui est dû à son égard, car tous les éléments de l'opération finale sont connus et sans aléa.
La Directive européenne ne cite pas expressément pas le triptyque « assiette, taux, territorialité » que donne l'administration mais exige que le lieu de taxation et le montant de TVA due soient connus. Les trois critères donnés par l'administration pourraient, tout comme la Directive, ainsi s'avérer insuffisants en ce qu'ils excluent la question du fait générateur et de l'exigibilité, si différents en France entre livraisons de biens et prestations de services. En effet, si une livraison de biens et une prestation de services peuvent partager une même assiette, un même taux et être taxables dans le même pays (la France), la TVA due à leur égard ne devra pas être versée au même moment, ce qui pourrait potentiellement influer sur le taux de TVA applicable si celui-ci devait varier au cours du temps : est-ce un obstacle pour considérer qu'un bon qui donnerait accès à des biens et des services est néanmoins « à usage unique » ?
De la correcte catégorisation du bon en « usage unique » ou « usage multiple » dépend le régime TVA applicable.
Régime applicable
L'émission, la vente puis l'utilisation d'un bon sont susceptibles d'être soumises à deux régimes TVA singulièrement opposés.
Ainsi, chaque transfert à titre onéreux d'un bon à usage unique effectué par un assujetti agissant en tant que tel est considéré comme la livraison des biens ou la prestation des services que permet l'utilisation du bon. Corrélativement, le vendeur du bon peut, le cas échéant, déduire la TVA acquittée lors de l'achat du bon. En revanche, l'utilisation du bon, c'est-à-dire la remise matérielle des biens ou la prestation effective des services lors de la consommation d'un bon à usage unique, n'est pas considérée comme une opération distincte de la vente du bon.
Si ce principe s'applique sans difficulté lorsque l'émetteur du bon est également le fournisseur du bien ou du service auquel il donne droit, son appréhension est plus complexe lorsque ce fournisseur est une personne distincte de l'émetteur. Dans ce cas, ce fournisseur est réputé avoir livré ou fourni à l'émetteur du bon (et non au bénéficiaire du bon) les biens ou services rendus en contrepartie du bon, la base imposable correspondant à la somme que lui verse l'émetteur du bon. Ce dernier peut, le cas échéant, déduire la TVA que lui facture le fournisseur. Ainsi par exemple, le bon acquis auprès de l'émetteur E par le client C pour 100 est utilisé auprès de l'hôtelier H. Dans ce cas, l'hôtelier H est réputé rendre son service d'hôtellerie à l'émetteur E, quand bien même la chambre serait occupée par le client C. Cependant, la valeur de cette prestation correspond à la somme versée par E à H, hors compensation liée à des frais de gestion (par exemple, 80), sans égard pour celle versée par C à E lors de l'achat du bon (ici, 100).
Enfin, l'administration précise que les bons à usage unique qui ne sont pas échangés pendant leur période de validité ne peuvent donner droit au remboursement de la TVA collectée lors de leur vente dès lors que la contrepartie est constituée par le droit qu'en tire son titulaire de bénéficier de l'exécution du bon (qu'il en bénéficie effectivement ou pas).
Le régime applicable aux bons à usages multiples est l'inverse du précédent : la TVA n'est due qu'au moment où le bon est effectivement consommé, et non lors de son émission et des ventes antérieures. En effet, ce n'est qu'au moment où ce bon est utilisé que l'on connaît, enfin, les éléments précis permettant d'évaluer le montant de TVA dû à cette occasion.
Lorsque l'émetteur n'est pas le prestataire des biens ou services fournis en échange du bon, il n'est cette fois pas clairement précisé si le « preneur » des biens ou services fournis en échange du bon est l'émetteur du bon ou son dernier porteur.
Par ailleurs, l'administration française a pris l'initiative d'affirmer qu'aucune TVA ne sera due si des bons à usages multiples ne sont toujours pas utilisés à leur date de péremption : le considérant 12 de la Directive se contentait d'exclure ces situations du champ d'application de la Directive, sans autrement prendre position sur ce point.
Incertitudes
Les commentaires publiés par l'administration fiscale laissent, voire créent, des incertitudes que les opérateurs économiques, et vraisemblablement les tribunaux, devront résoudre.
En premier lieu, le cas des retours de marchandises n'est pas traité. Pourtant, le porteur d'un bon (à usage unique ou multiple) pourrait souhaiter retourner au fournisseur la marchandise qui lui a été remise en contrepartie de ce bon. Or, lorsque le fournisseur du bien n'est pas l'émetteur du bon, ce retour pourrait être complexe à traiter : le fournisseur ne voudra vraisemblablement pas rembourser au bénéficiaire le prix affiché de la marchandise si celui-ci ne correspond pas à la valeur nette qu'il avait reçue de l'émetteur du bon.
Une solution serait que ce fournisseur puisse émettre un nouveau bon au nom et pour le compte de l'émetteur initial – mais les relations contractuelles entre l'émetteur du bon et le fournisseur permettent-elles une telle action ?
Il semble ici que les impératifs du droit de la consommation, et plus généralement du droit des contrats, complexifient la mise en œuvre de ce nouveau régime fiscal, et il conviendra de veiller à articuler correctement l'ensemble des obligations imposées par le droit français.
En second lieu, incitée par le dernier alinéa du nouvel article 30 ter de la Directive TVA, l'administration reprend dans sa nouvelle doctrine en matière de bons à usages multiples la substance de son rescrit n°2007/31, désormais rapporté, qui prévoyait, dans le cas où un intermédiaire acquerrait des coffrets cadeau pour les revendre, la reconnaissance d'un service de distribution rendu par cet intermédiaire à son propre vendeur, dont la base d'imposition correspondait en substance à la marge brute réalisée par l'intermédiaire. Ainsi, comme précédemment, il est écrit dans la nouvelle doctrine que la valeur de ce service de distribution, pourtant ignoré des parties elles-mêmes, doit correspondre à la différence entre la valeur d'achat et la valeur de revente du bon, rappelant des principes de « taxation sur la marge ».
Une telle reprise n'est pas nécessairement heureuse car l'approche retenue soulève deux principales difficultés :
- Faut-il réellement suivre, individuellement, les prix d'achat et de vente de chaque bon ? Ou une méthode de globalisation est-elle acceptable, comme souvent en matière de taxation sur la marge ?
- Dès lors que les commentaires de l'administration permettent une déduction de cette TVA « sur marge » par la société émettrice du bon, comment le distributeur doit-il la formaliser ? Ainsi, lui faut-il émettre une facture à destination de l'émetteur du bon pour ce « service de distribution » qui ne sera, nécessairement, pas payée entièrement par l'émetteur ?
Ainsi par exemple, si l'émetteur émet un bon pour 25, qui est revendu pour 30 par un distributeur, l'administration fiscale reconnaît l'existence d'un service de distribution pour 5 rendu par le distributeur à l'émetteur. Pourtant, ce dernier ne s'acquittera sans doute jamais des 5.
Cette approche constitue, en toute hypothèse, une dérogation à la règle selon laquelle la commission d'un intermédiaire opaque n'est jamais imposée séparément de l'opération dans laquelle il s'entremet.
En troisième lieu, il semble que la base imposable définie par l'administration française pour les « bons à usages multiples » ne corresponde pas exactement à celle prévue par la Directive. En effet, celle-ci prévoit que cette base d'imposition correspond soit à la somme payée en contrepartie de l'acquisition du bon, si elle est connue, soit à la valeur monétaire indiquée sur le bon. Or, selon l'administration française, lorsque le prestataire du bien ou du service n'est pas l'émetteur du bon, la base d'imposition de ce bon correspond à la somme remboursée par l'émetteur au prestataire, dont rien ne garantit, bien au contraire, qu'elle corresponde effectivement à la valeur faciale du bon ou à celle acquittée initialement auprès de l'émetteur. Toutefois, le choix effectué par l'administration fiscale français semble le plus juste, puisqu'il évite au fournisseur de devoir collecter de la TVA à l'égard d'une somme (la valeur faciale du bon) qui ne correspondrait pas à son chiffre d'affaires réel, ce qui contreviendrait à un principe cardinal de la matière.
Enfin, l'administration française n'indique pas les conséquences à tirer des ventes de bons à usages multiples non soumises à TVA, que ce soit en matière de droits à déduction TVA ou de taxe sur les salaires : il est à craindre que des contentieux se développent sur ce point également.
Tags : TVA ; bon ; bon à usage unique
[1] BOI-TVA-CHAMP-10-10-40-50-20190807
[2] Loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, art. 73