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Fiscalité des entreprises
L’article 155 A du code général des impôts : un contentieux en attente d’un nouveau départ*
Lionel Benant, Pascal Schiele
En a-t-on fini du contentieux de l'article 155 A ? Si le juge français a permis jusqu'ici la survie de ce dispositif anti-abus, son application mécanique par les services de contrôle appelle à un examen de sa compatibilité par le juge européen.
Si l'article 155 A du code général des impôts (ci-après « CGI ») a déjà fait couler beaucoup d'encre, le contentieux dont il est la source est loin d'être tari, tant ce texte invite à la réflexion et à la critique.
Une extension du dispositif au-delà de son champ d'application originel
Partant du constat que certains sportifs ou artistes créaient des sociétés établies hors de France dans des pays à fiscalité réduite (rent a star company), afin de facturer depuis l'étranger leurs prestations sportives ou artistiques effectuées sur le territoire national, les pouvoirs publics ont réagi en adoptant l'article 155 A à l'occasion de la loi de finances pour 1973[1].
Ce dispositif avait pour objet d'autoriser l'administration fiscale à soumettre à l'impôt sur le revenu ces artistes et sportifs domiciliés ou établis en France, au titre des sommes facturées par leurs sociétés étrangères interposées. Si cette démarche pouvait être regardée comme légitime, de nombreuses difficultés sont apparues au fil de l'application du texte.
Tout d'abord, la loi n'a naturellement pas visé de façon expresse les seuls artistes et sportifs ; elle a identifié plus largement les contribuables concernés comme les « personnes domiciliées ou établies en France ». Il s'agissait donc des « prestataires » résidents, déployant leurs activités de prestation de service sur le territoire national, mais facturant ces dernières via une société étrangère. La jurisprudence témoigne d'ailleurs que l'administration met en œuvre ces dispositions à l'encontre d'entrepreneurs déployant leurs activités de service dans de multiples domaines, au-delà du monde sportif ou artistique[2].
Par ailleurs, le législateur est venu brouiller les cartes lors de la loi de finances pour 1980 en disposant que le texte pouvait également s'appliquer lorsque les prestataires étaient domiciliés hors de France[3]. Cette modification de l'article 155 A a donc permis à l'administration de faire application du texte à l'encontre de prestataires non-résidents, déployant leurs activités en France au travers de sociétés également non-résidentes, ce qui, à première vue, ne semblait pourtant ni incohérent, ni suspect.
Surtout, tandis que des contribuables avaient soulevé l'euro-incompatibilité du texte, le Conseil d'Etat a écarté ce moyen dans une décision du 20 mars 2013, sans poser de question préjudicielle à la CJUE. Selon le Conseil d'Etat, l'article 155 A était compatible avec la liberté d'établissement aux motifs que « les prestations dont la rémunération est susceptible d'être imposée entre les mains de la personne qui les a effectuées, correspondent à un service rendu, pour l'essentiel par elle, et pour lequel la facturation par une personne domiciliée ou établie hors de France ne trouve aucune contrepartie réelle dans une intervention propre de cette dernière, permettant de regarder ce service comme ayant été rendu pour son compte »[4].
Par cette décision, confirmée depuis à plusieurs reprises[5], le Conseil d'Etat souhaitait purger lui-même ce sujet d'euro-incompatibilité en créant de façon prétorienne une clause de sauvegarde qui interdisait la mise en œuvre du dispositif lorsqu'il était établi que les sommes facturées par la société interposée non résidente avaient une contrepartie réelle dans une intervention propre de cette société.
Selon cette formule, la clause de sauvegarde n'a vocation à s'appliquer que lorsque la société non-résidente peut elle-même rendre des prestations de service au profit des clients français, ce qui suppose en pratique qu'elle dispose de personnel et que les prestations de service ne soient pas uniquement réalisées par l'entrepreneur.
La clause de sauvegarde semble ainsi inconciliable avec les sociétés unipersonnelles, dans lesquelles l'entrepreneur-prestataire est seul. Dans cette situation, la seule porte de sortie est d'établir, l'entrepreneur étant par hypothèse domicilié hors de France, que les prestations ont été rendues à l'étranger. Preuve difficile, le Conseil d'Etat ayant validé l'application de l'article 155 A dans une situation où l'entrepreneur non-résident ne passait que deux jours par semaine en France[6].
Une position peu compatible avec la jurisprudence de la CJUE
En réalité, si le Conseil d'Etat a entendu procéder à une interprétation neutralisante, il l'a fait sur la base d'une analyse qui s'éloigne de celle retenue par la CJUE, cette dernière s'attachant à l'existence ou non d'un montage purement artificiel. En matière de liberté d'établissement, la CJUE écarte traditionnellement les mesures anti-abus nationales lorsque la société étrangère litigieuse est réellement implantée dans l'État membre d'accueil et y exerce des activités économiques effectives[7].
A l'inverse, pour le Conseil d'Etat, l'existence d'une société établie hors de France qui dispose d'une substance physique lui permettant de déployer des activités économiques réelles et qui ne relève donc pas d'un montage purement artificiel, ne suffirait pas à écarter l'article 155 A, dès lors que les sommes facturées à des clients français sont liées à des interventions de l'entrepreneur lui-même (résident ou non-résident) et non à celles d'autres membres du personnel de la société étrangère, si celle-ci en dispose.
A cet égard, il bien difficile de fermer les yeux sur ce que pourrait être l'analyse de la CJUE si elle était saisie de l'euro-incompatibilité de l'article 155 A, en particulier en présence d'un entrepreneur domicilié hors de France, disposant d'une société unipersonnelle établie dans le même Etat et facturant des prestations de service à des clients français, le redressement opéré par l'administration sur le fondement de l'article 155 A étant en outre susceptible de générer un très lourd cumul d'impositions entre l'impôt sur le revenu en France et l'impôt sur les sociétés acquitté par la société étrangère dans son Etat d'établissement, ce cumul échappant aux conventions fiscales selon l'administration[8].
Si ce dernier point n'a pas ému le Conseil d'Etat, c'est assurément dans la mesure où le Conseil constitutionnel a jugé en 2010 l'article 155 A conforme à la Constitution, sous réserve que le prestataire résident ne soit pas assujetti à une double imposition, au regard de l'impôt français, tant au titre des sommes versées par la société étrangère que sur le fondement de l'article 155 A du CGI[9].
Le piège est ainsi refermé sur les contribuables concernés et, faute d'espoir d'un revirement du Conseil d'Etat, l'initiative de la Commission européenne permettra seule au juge européen d'offrir un regard différent sur l'article 155 A du CGI.
* Cet article a été publié dans la revue Option Finance du 20 janvier 2020
[1] Loi n°72-1121 du 20 déc. 1972, art.18
[2] Voir CE 12 octobre 2018, n°414383
[3] Loi n°80-30 du 18 jan. 1980, art. 71
[5] Voir CE 12 oct. 2018, n°414383 ; CE., 9 mai 2019, n°417514
[7] CJUE, 12 sept. 2006, C-196/04, Cadbury Schweppes Overseas Ltd
[8] BOI-IR-DOMIC-30-20120912, n°180 et s.
[9] Cons. const., 26 nov. 2010, n°2010-70 QPC