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Port du voile en entreprise : vers une obligation de reclassement ?

18/05/2018

Roselyne Aufeuve - Oualid El Fagrouchi  

Le port du voile est un sujet d'actualité constante et était même abordé, en dernier lieu, par le Président de la République comme en témoigne ses propos du 15 avril dernier. De leur côté, par leurs décisions successives, les juges dessinent toujours plus précisément les contours de la liberté religieuse en entreprise.

Deux décisions récentes, l'une au niveau communautaire, l'autre au niveau national, viennent de contribuer significativement à cette construction suite au licenciement d'une salariée ne s'étant pas conformée à l'interdiction du port de tout signe religieux en vigueur dans l'entreprise.

Une construction jurisprudentielle récente…

Si le principe est et reste celui de l'interdiction d'une prohibition générale du port de signes religieux, la jurisprudence a d'ores et déjà admis que l'employeur puisse interdire à ses salariés le port d'un signe religieux dès lors que l'entreprise assure une mission de service public#1 ou encore dès lors que cette interdiction est justifiée par des raisons objectives étrangères à toute discrimination, tels que des impératifs d'hygiène et de sécurité#2.

Par un arrêt de 2014, rendu à propos d'une crèche et très médiatisé#3, la Cour de cassation a encore élargi les possibilités d'interdiction du port de signe religieux en admettant que la nécessité de préserver la liberté de conscience des jeunes enfants, le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions personnelles, ainsi que la liberté d'association, pouvaient justifier une telle interdiction si elle est formalisée par une clause de neutralité dans le règlement intérieur. La restriction de la liberté doit toutefois toujours être proportionnée au regard du but recherché.

Il est également précisé que la validité d'une telle clause du règlement intérieur est à apprécier in concreto en tenant notamment compte de la taille de la structure (petite en l'espèce et au sein de laquelle tout salarié pouvait entrer en contact avec les enfants).

Suite à cet arrêt, la loi du 8 août 2016#4 est venue consacrer la possibilité pour l'employeur de prévoir une telle clause de neutralité dans un règlement intérieur si ces « restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché »#5.

…Confirmée et précisée par la CJUE et la Cour de cassation

C'est dans ce contexte que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est venue confirmer, par deux arrêts#6, que l'employeur peut interdire toute manifestation de croyances religieuses par le biais d'un règlement intérieur ou d'une note interne. La Cour pose cependant comme condition qu'une telle clause de neutralité ne constitue pas une discrimination indirecte.

Le 22 novembre dernier, la Cour de cassation#7 a eu l'occasion de faire application de la jurisprudence de la CJUE en droit positif français, à l'occasion d'une affaire portant sur le licenciement par une société d'une salariée ingénieure d'études qui avait refusé d'ôter le voile islamique, à la suite des plaintes d'un client, lorsqu'elle effectuait des interventions.

Dans cette décision, publiée au bulletin, la Cour casse l'arrêt de la cour d'appel qui avait validé le licenciement et constate que l'obligation de neutralité émanait, en l'espèce, non pas d'un document écrit de type règlement intérieur, mais d'un ordre oral et que cet ordre visait de surcroît un signe religieux déterminé. Elle en déduit que la salariée licenciée a été victime d'une discrimination directe fondée sur les convictions religieuses et écarte, tout comme la CJUE, la justification tirée de « la volonté d'un employeur de tenir compte des souhaits d'un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une salariée portant un foulard islamique », car celle-ci « ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante ».

Les conditions de validité de la clause de neutralité

Au-delà de cette application logique, la Cour de cassation définit un véritable mode d'emploi de la clause de neutralité.

Elle précise ainsi que ce principe de neutralité doit impérativement figurer dans une clause du règlement intérieur ou dans une note de service ayant la même valeur ; la clause doit être générale et indifférenciée en ce qu'elle doit viser aussi bien les signes religieux, que les signes politiques et philosophiques ; enfin, la restriction ne doit concerner que les salariés ayant des contacts avec la clientèle.

La Cour de cassation fait par ailleurs l'application pure et simple des apports de la CJUE en précisant qu'une clause de neutralité ne justifie pas nécessairement le licenciement d'un salarié qui refuserait de se conformer à une telle clause et en rappelant que les moyens utilisés pour réaliser cet objectif de neutralité doivent être « appropriés et nécessaires ».

Le caractère approprié de la mesure renvoie à sa capacité d'atteindre l'objectif fixé, mais aussi à ce que la politique menée soit « cohérente et systématique », ce qui suppose sa mise en œuvre avant toute sanction#8.

Le caractère nécessaire est, quant à lui, le fait de restreindre la liberté religieuse au strict minimum, soit en l'espèce, limiter l'obligation de neutralité aux salariés en contact avec la clientèle. Ce caractère nécessaire suppose également que cette mesure soit la seule capable de satisfaire l'intérêt de l'entreprise tout en restreignant le moins possible la liberté religieuse#9.

Au regard du principe de proportionnalité, les juges du fond doivent enfin s'assurer que suite au refus de la salariée de renoncer au port du voile, il n'existe aucune possibilité pour l'employeur de reclasser la salariée à un poste « n'impliquant pas de contact avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement ».

Vers une obligation de reclassement ?

La Cour de cassation ajoute, en reprenant les termes de la CJUE, que l'employeur doit tenter en priorité de reclasser le salarié dans un poste sans contact visuel avec ses clients. Cette précision pose la question de la portée de ladite obligation de reclassement.

La CJUE avait précisé qu'une telle obligation est nécessairement limitée en ce qu'il faut tenir compte des « contraintes inhérentes à l'entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire ». Ladite obligation serait ainsi éventuellement moins contraignante que ne l'est l'obligation de reclassement en cas d'inaptitude ou de licenciement économique en droit français, ne s'agissant semble-t-il que d'une obligation de moyen#10.

Certains auteurs estiment qu'il s'agit en réalité de l'application de la théorie des « accommodements raisonnables »#11. Cette théorie suppose que lorsque l'application d'une règle porte préjudice à un salarié, l'employeur doit aménager celle-ci et accorder au travailleur un traitement différentiel dans la limite du raisonnable. Une autre partie de la doctrine craint néanmoins que la formule employée par la Cour de cassation ne conduise les juridictions à envisager celle-ci comme une obligation de moyens renforcée qui irait bien au-delà d'un simple « accommodement raisonnable »#12.

Il est à espérer que les prochaines décisions sur le sujet permettront de lever le doute sur ce point, contribuant ainsi également à définir plus précisément le régime de la liberté religieuse en entreprise.

[1]Cass. soc., 19 mars 2013, n° 12-11.690 : RJS 5/13 n° 346

[2]Délib. HALDE n° 2010-166 du 18 octobre 2010 ; CEDH, 15 octobre 2013, n° 59842/10 : RJS 5/13 n° 420.

[3]Cass. ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369, Baby-Loup

[4]Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels

[5]Code du travail, art. L. 1321-2-1

[6]CJUE 14 mars 2017, aff. C-188/15 et aff. C-157/15

[7]Cass. soc., 22 novembre 2017, n° 13-19.855, Sté Micropole Univers

[8]S. Robin-Olivier cité par Bernard Bossu, Discrimination, Le port du voile islamique confronté au principe de neutralité (suite), 1400, JCP, éd. sociale, n° 49 du 12 décembre 2017, p. 3.

[9]J. Mouly, La CJUE et le voile dans le l'entreprise privée : le recul de la protection contre les discriminations, D.2017, p. 947, cité par Bernard Bossu, Discrimination, Le port du voile islamique confronté au principe de neutralité (suite), 1400, JCP, éd. sociale, n° 49 du 12 décembre 2017, p. 3.

[10Catherine Courcol-Bouchard, Discrimination, Le port du voile islamique confronté au principe de neutralité, 1399, JCP, éd. sociale, n° 49 du 12 décembre 2017, p. 6.

[11Extraits du rapport complémentaire de Jean-Guy Huglo, L'influence des arrêts de la CJUE sur la jurisprudence française, Semaine sociale Lamy, 27 novembre 2017, n° 1792, p.14. et Bernard Bossu, Discrimination, Le port du voile islamique confronté au principe de neutralité (suite), 1400, JCP, éd. sociale, n° 49 du 12 décembre 2017, p. 3.

[12]François Pinatel, Discrimination, Le port du voile islamique confronté au principe de neutralité (suite), 1400, JCP, éd. sociale, n° 49 du 12 décembre 2017, p. 5.