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Juridique
Quelle frontière entre marchés publics et délégations de service public ?
Jacky Galvez
Le Conseil d'Etat a rendu le 24 mai 2017[1] une décision riche d'enseignements à deux niveaux : d'une part, cette décision rappelle et confirme la lecture du juge sur la frontière, parfois complexe, qui sépare les marchés publics des délégations de service public. D'autre part, elle apporte des précisions sur les conditions de recours à la notion d'urgence comme cause exonératoire d'application des règles de la commande publique.
L'affaire soumise au Conseil d'Etat concernait la procédure de passation de la convention pour la gestion provisoire du service public de restauration lancée par la Commune de Saint Benoît. Dans cette espèce, la commune a signé avec un prestataire une convention provisoire pour la gestion du service public de restauration municipale, sans procédure de publicité ni mise en concurrence, au visa de l'urgence.
La requalification du contrat de délégation de service public en marché public
De manière synthétique, rappelons que les marchés publics sont régis, pour leur passation, par l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 et par le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016.
Les délégations de service public sont-elles régies par l'ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession et par le décret n° 2016-86 du 1er février 2016, textes qui doivent être lus en combinaison avec les articles L. 1411-1 et suivants du code général des collectivités territoriales (CGCT) pour les délégations de service public.
La ligne de démarcation fondamentale entre un marché public et une délégation de service public est la nature de la rémunération et du risque porté par le prestataire de l'administration.
Dans un marché public, le prestataire ne supporte aucun risque en lien avec la variation des prestations dans la mesure où il est rémunéré par un prix versé par la personne publique et, si une baisse ou une augmentation du marché surviennent, des mécanismes contractuels et/ou tirés de la théorie générale des contrats administratifs sont de nature à pallier ce risque.
A l'inverse, dans le cadre des délégations de service public, le risque d'exploitation est transféré au délégataire, « en contrepartie soit du droit d'exploiter le service qui fait l'objet du contrat, soit de ce droit assorti d'un prix »[2]. La qualification du risque a d'ailleurs été renforcée au plan textuel dans la mesure où le CGCT dispose désormais que « La part de risque transférée au délégataire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le délégataire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le délégataire assume le risque d'exploitation lorsque, dans des conditions d'exploitation normales, il n'est pas assuré d'amortir les investissements ou les coûts qu'il a supportés, liés à l'exploitation du service ». En résumé, il ne suffit plus qu'une part substantielle de la rémunération du délégataire soit tirée des résultats de l'exploitation, mais encore faut-t-il que cette part soit elle-même sujette à un aléa.
C'est très exactement ce principe dont fait application le Conseil d'Etat : au cas d'espèce, la commune avait analysé la convention comme une délégation de service public.
Le délégataire devait percevoir, en sus des recettes facturées aux usagers, une subvention d'exploitation d'un montant de 3.389.228 euros, ainsi qu'un complément de prix unitaire par repas servi. Au titre de ce contrat, la part de la rémunération « communale » dans le chiffre d'affaires du délégataire représentait 86 %, les 14 % restant étant constitués par les recettes facturées aux usagers. Par voie de conséquence, la part de risque assumée par le délégataire ne résidait que sur des éléments (différence entre repas commandés et servis, impayés, variation de fréquentations) considérés comme insusceptibles de faire varier de manière substantielle la rémunération du délégataire, étant précisé que la nature même du service n'impliquait pas une variation de fréquentation de nature à impacter significativement les comptes d'exploitation. Le juge en a logiquement déduit que le délégataire n'était pas, compte tenu de ces paramètres, suffisamment exposé aux aléas du marché et a considéré que la convention en cause n'était pas une délégation de service public, mais un marché public.
Le Conseil d'Etat confirme par cette approche que la part de risque effectivement supportée par le délégataire doit être substantielle. A défaut de réunir ces conditions, la convention sera requalifiée en marché public et déclarée illégale faute d'avoir été précédée de la procédure de mise en concurrence adéquate, c'est-à-dire celle prévue pour les marchés publics et non pour les délégations de service public.
Sur l'urgence comme cause exonératoire d'application des règles de la commande publique
Dès lors que la convention devait être regardée comme un marché public, c'est sur ce terrain que le juge s'est placé pour déterminer si la commune pouvait conclure une telle convention sans mise en concurrence au visa de l'urgence.
Rappelons qu'en la matière, les règles de la commande publique sont très strictes. Seule une « urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l'acheteur n'étant pas de son fait »[3] et ne permettant ainsi pas de respecter les délais légaux est susceptible d'être retenue comme cause exonératoire.
Dans le cas présent, la convention de gestion transitoire avait été conclue car la commune avait procédé à la résiliation de la convention antérieure au motif qu'un jugement avait annulé ledit contrat pour défaut de publicité et de mise en concurrence.
Dans le cas présent, pour ne pas retenir le motif de l'urgence, le juge relève, d'une part, le fait que la commune n'avait pas relancé de procédure de publicité et de mise en concurrence suite à l'annulation du premier contrat, et considère, d'autre part, que la convention de gestion provisoire excédait, par sa durée, le délai strictement nécessaire pour faire face à la situation d'urgence. A contrario, il est vraisemblable que si la commune avait engagé, parallèlement à la signature de la convention provisoire, une telle procédure, et que la durée de la convention provisoire n'avait pas excédé la durée de la procédure de passation, le motif d'urgence impérieuse aurait pu être invoqué.
Le Conseil d'Etat fait donc preuve de pragmatisme en la matière, prenant en compte les exigences du service public pour admettre au visa de l'urgence l'absence de mise en concurrence dans le cadre de conventions purement provisoires, sous réserve que de telles conventions soient limitées dans leur durée au délai nécessaire pour organiser une procédure de mise en concurrence en bonne et due forme.
Au cas d'espèce, le Conseil d'Etat tient d'ailleurs compte de la nécessité de préserver la continuité du service de la restauration municipale pour dire que l'annulation du contrat ne prendra effet qu'à l'expiration d'un délai de quatre mois à compter de la date de sa décision.